Babel-17 est un roman, un space opera de l’auteur américain Samuel R. Delany. Il a été publié en 1966 et a obtenu la même année le prestigieux prix Nebula, ex-aequo avec le non moins prestigieux Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes. Il bénéficie d’une réédition agrémentée d’une préface ET d’une postface d’Olivier Bérenval aux éditions Mnémos, collection Stellaire.
Parviendrez-vous à déchiffrer le code en compagnie de la belle Rydra Wong ?
🗣️« Babel-17 » – Samuel R. Delany – Mnemos – 20€
Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic…
Un extrait de « Babel-17 » …
« Le Dragon d’argent fit son entrée, déployant ses ailes dans la fumée environnante ; ses plumes argentées s’entrecroisant comme des épées, ses écailles frémissant sur ses énormes flancs. Ses trois mètres de corps se déroulèrent, puis se tordirent dans le champ antigravitationnel. Les lèvres vertes grimacèrent avec une cruauté anticipée et les paupières argentées battirent de leurs cils sur des yeux glauques.
« Mais c’est une femme ! » s’exclama le Guilde dans un souffle. »
☆Teaser : « Babel-17 »
Un teaser pour vous donner envie…
La Terre et les planètes de l’Alliance subissent de nombreuses attaques de la part des Extérieurs, et cette guerre où s’affrontent plusieurs galaxies semble prendre un tournant capital lorsque l’État Major découvre la présence de messages cryptés circulant peu de temps avant chaque action ennemie.
« J’étais à la fois furieuse et bouleversée, car j’avais devant moi ce problème de l’incommunicabilité qui dresse entre les êtres des barrières infranchissables. »
Le code dénommé Babel-17 s’avère impossible à résoudre pour les spécialistes militaires, et il est alors décidé de faire appel à Rydra Wong, linguiste et poétesse. Rapidement elle comprend qu’il s’agit non pas d’un code mais d’un langage qu’elle va tenter de comprendre et d’assimiler. Pressentant le lieu de la prochaine attaque, elle réunit un équipage et embarque en tant que Capitaine à bord du Rimbaud, un vaisseau galactique qui l’emmènera bientôt loin, très loin, et peut-être même trop loin pour ses capacités.
De fait l’incroyable Babel-17 est bien plus qu’une simple suite de sons mystérieux. C’est une arme !
« car il ne s’agissait pas seulement d’une langue, […] mais plutôt d’une matrice malléable aux immenses possibilités analytiques »
☆Babel-17 ou le mentalisme paroxystique
Chronique analytique…
« Tant qu’une chose n’est pas dénommée, elle n’a pas d’existence propre. »
Samuel R. Delany obtint le prix Nebula pour ce roman en 1966, et on dit parfois (et c’est d’ailleurs ce qui est mentionné sur le bandeau de couverture de la présente édition) que Babel-17 est un « space opera qui a changé la SF« . On pourrait de prime abord se demander en quoi cet ouvrage est si révolutionnaire. De fait, il s’agit du récit interstellaire d’une poignée de personnages tentant de résoudre une énigme linguistique sur fond de guerre menée à grands coups de vaisseaux spatiaux et autres arsenaux futuristes aux vertus léthales innovantes autant que redoutablement efficientes.
Alors certes on comprend assez vite que les batailles épiques ne sont pas le maître mot de cet opus – bien qu’on ait droit à un bel échantillon, tout de même, dans la partie centrale du roman. Mais le simple fait que l’idée de l’intrigue tourne autour d’un langage crypté ne suffit pas à définir la puissance intrinsèque de ce livre. Car Delany a créé ici un univers tout particulier, que je me hasarderais à qualifier de language fiction, mâtinée de space fantasy et de développement personnel sous acide lysergique.
Explications à suivre…
À l’instar de ce que Stanislas Lem a pu faire en confrontant l’humanité à des formes de vies (Cf. Solaris) ou des formes de société incomprenhensibles (Cf. Eden), Delany nous place devant une autre manifestation des limites de nos capacités cognitives, et fait de Babel-17 non pas un langue à déchiffrer, mais un langage qui démultiplie le pouvoir des mots, des concepts, des idées. La « parole » véhiculée par Babel-17 n’y est pas une magie blanche (ou noire, tout dépend du point de vue) faites de formules incantatoires aux pouvoirs abracadabrantesques. Elle se rapproche davantage de l’usage contraignant que peut en faire un manipulateur, propagandiste ou mentaliste. Mais au delà des mots, elle véhicule des concepts susceptibles d’altérer la cognition.
Je n’en dirai pas plus pour ne pas en gâcher le plaisir de lecture, mais j’ajouterais simplement que Delany explore ici la théorie du langage en montrant comment, d’un dialecte à l’autre, les mots et la syntaxe influencent les représentations conceptuelles et la vision du monde des peuples qui les utilisent. C’est ce raisonnement là qu’il pousse à son paroxysme, et c’est vertigineux !
« Pourquoi ma curiosité ? Parce que la plupart des ouvrages de référence définissent le langage comme un vecteur d’expression de la pensée. Mais en réalité, le langage même est pensée ; et la pensée est une information enregistrée par l’esprit, à laquelle on donne une structure. Cette structure, Mocky, c’est le langage. Et dans le cas de Babel-17, elle est… très déstabilisante. »
Samuel R. Delany joue lui-même avec le langage – le nôtre cette fois-ci – et les concepts. Son personnage principal, la très belle Rydra Wong, est une poétesse passionnée de linguistique et expert en ce domaine. Elle est aussi capable de « lire » la gestuelle de ses interlocuteurs, ce qui lui donne des capacités équivalentes à celles d’un télépathe. C’est une « mentaliste » parfaite, aux côtés de laquelle même Patrick Jane (le héros de la série télévisée Mentalist) ferait figure de magicien de seconde zone ayant égaré son chapeau et ses lapins myxomateux. Pour Delany, l’usage que l’on fait des mots est susceptible de conférer à la parole une puissance trop souvent sous-estimée, et il le démontre subtilement en plaçant au fil du roman des interludes poétiques ; la poésie, c’est l’Art de démultiplier le pouvoir des mots, et de les changer en émotions.
« Elle était si belle qu’elle n’avait pas besoin de me donner. Elle n’avait qu’à me promettre un peu. »
Cette réflexion puissante, Delany la contextualise dans un monde ultrafuturiste haut en couleurs. Ses personnages sont proprement hallucinants, d’une merveilleuse hétérogénéité, et leur esthétique est tout bonnement démente ! L’équipage du vaisseau ostensiblement nommé Rimbaud et commandé par Rydra Wong est composé d’une Triade de navigateurs, micro-communauté aux moeurs libérées, de trois purs esprits – l’Oeil, le Nez et l’Oreille – d’une petite troupe de jeunes-à-tout-faire chaperonnés par « la Limace », et de Brass, le pilote dont le corps modifié par cosméchirurgie le fait ressembler à un animal fantastique. Ce n’est d’ailleurs pas le seul…
« Le petit cuisinier de l’escadron avait dix-sept ans. Deux cornes cosméchirurgicales pointaient hors de la masse de ses cheveux d’albinos. Il se grattait l’oreille du bout de sa queue. »
En sus de la réflexion sur le langage, Delany évoque ainsi à travers les personnalités de ses protagonistes la capacité des individus à disposer d’eux-mêmes, faisant de ce livre un ouvrage avant-gardiste qui non content de dépasser les concepts de genre ou de binarisme sexuel, s’attaque purement et simplement à la modification corporelle. Ce presque-transhumanisme n’a pas pour objet cependant « d’augmenter » le corps par des prothèses bioniques, numériques ou des implants technologiques comme on le verra dans le cyberpunk quelques années plus tard…
« d’un point de vue purement psychologique, il est très important de se sentir maître de son corps et aussi de pouvoir le transformer, le modeler. […] Cette observation est tout aussi valable pour une personne désireuse de se faire greffer un nez, un menton, des écailles ou des plumes. »
Les modifications utopiques de Delany n’ont qu’un seul et unique intérêt : l’esthétique ! Celle-ci est poussée si loin (relisez la citation en entame du présent article) qu’on a parfois qualifié ce récit de posthumaniste, mais contrairement à ce qu’on peut lire chez Derek Kunsken, qui imagine dans Le Magicien quantique toute une série de post-espèces humaines, les êtres décrits par Delany sont tous des Homo sapiens comme vous et moi. Ils ne sont pas la conséquence d’une évolution de l’espèce, mais simplement le résultat d’une appropriation de leur corps par les individus de cette société du futur.
À travers deux grandes thématiques que sont l’exploration de l’influence du langage sur les capacités cognitives et l’appropriation totale du corps nonobstant les conventions sociales moralement contraignantes, Samuel R. Delany redéfinit la notion d’individualité. En jouant avec les mots à la manière du Caracole de « La Horde du contrevent » d’Alain Damasio, il nous emmène voyager dans les étoiles, à la conquête du Moi, du Je, de ce qui nous constitue en tant que personnes et de ce qui fait que nous sommes humains, sensibles, sentients, doués de compassion et d’empathie… ou pas !
« Qu’est-ce qui fait agir l’animal humain ? »
Faites-moi part de vos avis en commentaire, si le coeur vous en dit.
Auteur : Samuel R. Delany
Editeur : Mnémos
Collection : Stellaire
Format : 14×20
ISBN : 978-2382670736
304 pages
Parution : 2023 (juin)
Titre original : Babel-17
Parution originale : 1966
Pays : États-Unis
Traduction : Mimi Perrin, révisée par Olivier Bérenval
Chroniqueur : Julien Amic
🗣️« Babel-17 » – Samuel R. Delany – Mnemos – 20€
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