Les déportés du cambrien est un classique de la science fiction écrit par Robert Silverberg et publié en 1968, une dystopie sur fond de voyage temporel.
Ce roman étonnant décrit la vie d’une communauté de militants politiques arrêtés et déportés dans le passé sans aucun espoir de retour. À la fois une analyse de la capacité de résilience humaine face à la plus terrible des répressions et critique des sociétés totalitaires, ce texte écrit en 1967 est parfois effroyablement actuel.
Bienvenue au temps ou les trilobites peuplaient la terre.
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Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic…
Un extrait de « Les déportés du cambrien » …
« Bien sûr, la vie grouillait dans les océans gris. Mais sur la terre ferme, à part les intrus de Hawksbill Station, il n’y avait pas la moindre créature vivante. La surface de la planète, aux endroits ou elle perçait l’océan, n’était qu’une étendue de roche nue, stérile et monotone, où seules quelques mousses avaient réussi à pousser dans les rares endroits où un sol fragile s’était formé. Même quelques cancrelats auraient été les bienvenus. Mais les insectes, semblait-il, ne feraient leur apparition que deux ou trois périodes géologiques plus tard. Pour quelqu’un qui résidait sur le continent, c’était un monde mort, un monde pas encore né. »
Présentation de « Les déportés du cambrien »
Un teaser pour vous donner envie…
(Si vous souhaitez en savoir le moins possible sur le livre, lisez seulement cette partie)
En 1984, la « syndicature » prend le pouvoir aux États-Unis. Ce système politique capitaliste dérive petit à petit vers un mode de gouvernement répressif et totalitaire. Un petit groupe contestataire oeuvre dans l’ombre pour tenter de contrer la propagande en place. S’y côtoient des hommes et des femmes destinés à devenir des figures emblématiques de cette opposition clandestine, et notamment le sage Norman Pleyel, ou le radical Jack Bernstein, qui fait entrer dans le mouvement son ami Jim Barrett. Parmi eux également un génial mathématicien, dont les compétences sont mises au service de la cause mais aussi de son ambition personnelle de rendre possible le voyage dans le temps : Edmond Hawksbill.
Jim Barrett fait partie des « déportés du cambrien« , à Hawksbill Station. Il est ici depuis 2008, il y a de cela 20 ans, et il est devenu la figure tutélaire de la petite communauté de prisonniers politiques envoyés passer le reste de leurs jours dans ce camp dont on ne revient pas. Parmi ses camarades, la plupart deviennent fous, leur esprit brisé par cet environnement mort et par l’impossibilité d’un espoir de retour. Tous s’entraident pourtant et tous ont appris à vivre du mieux qu’ils peuvent, avec ce qu’ils peuvent pêcher comme avec les vivres et divers objets que la syndicature, dans sa grande générosité, daigne leur faire parvenir via le machine qu’ils dénomment « le Marteau« .
Un beau jour pourtant le Marteau qui n’a plus fonctionné depuis longtemps semble se remettre en branle. Quelque chose va être expédié, ou bien peut-être quelqu’un ?
Quel étonnement lorsque les vieux activistes déchus voient débarquer dans leur royaume minéral un jeune homme qui ne ressemble pas vraiment à un militant politique… Lew Hahn va apporter avec lui une chose à laquelle personne ne pourrait s’attendre, et qui va bouleverser bien des convictions.
Mais Hawksbill Station marque les hommes, dans leur chair et dans leur esprit. Un esprit malade dans un corps meurtri. Alors, ce nouveau déporté ne risque t-il pas de déstabiliser la solidarité que Jim Barrett et quelques autres ont réussir à maintenir dans ce camp d’un autre âge, d’un autre temps, d’une autre ère… du cambrien ?
« Le Marteau rougeoie. Nous allons bientôt avoir de la compagnie. »
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(La suite, sans révéler l’intrigue ni le dénouement, dévoile certaines parties du récit. Pour lire seulement l’analyse vous pouvez vous rendre directement ici )
Le Marteau et l’Enclume…
L’histoire en détails
C’est à Hawksbill Station que vivent, ou plutôt survivent Jim Barrett, Quesada le laborantin devenu médecin, Mel Rudiger le collectionneur de trilobites… Chacun tente de s’occuper l’esprit pour ne pas le perdre définitivement, de se trouver un but pour oublier qu’il n’y a plus d’espoir, de vivre en sachant qu’il n’y aura rien après eux. Car il n’y a que des hommes ici, et la rumeur prétend que les femmes sont déportées dans une autre époque. La vie ici, est vouée à ne pas se perpétuer. C’est un camp de déportation, sans issue et sans espoir.
« Mais qu'[un homme] se mette à confectionner une femme avec de la terre et des brachiopodes en décomposition, cela signifie que nous l’avons perdu pour de bon, et je trouve cela triste. »
La plupart des hommes deviennent cinglés, à commencer par Don Latimer, persuadé qu’il pourra quitter sa geôle par le seul pouvoir de sa pensée… Et puis il y a aussi Valdosto, le jusqu’au-boutiste poseur de bombes qui a totalement décroché et devient dangereux, psychotique et paranoïaque.
Barrett, une vrai force de la nature, maintient encore un semblant de raison dans ce lieu improbable. Ce n’est pas un chef, c’est juste celui que les autres ont choisi comme référence, comme point d’ancrage.
Quelque part dans ce village trône « le Marteau ». C’est l’épouvantable machine qui les a tous amenés ici. Ils l’appellent ainsi en raison de sa forme, mais aussi en raison de la sensation effroyable causée par le voyage dans le temps, ce sentiment d’être frappé violemment au crâne par un marteau puissant, et d’atterrir brisé sur une enclume impossible. Ainsi fonctionne la syndicature, en broyant les éléments dissidents gênants entre les mâchoires d’une épreuve de torture autant physique que psychologique : la déportation sans retour dans un univers vide de vie et dont on ne peut rien attendre.
« La roche nue s’étendait à perte de vue en un gigantesque bouclier dolomitique sur lequel la pluie crépitait et dansait sans répit. Il n’y avait ni arbres ni végétation. Derrière la cabane était l’océan, vaste et gris. Le ciel aussi était gris. Même lorsqu’il ne pleuvait pas. »
Dans leur mémoire à tous, il y a « là-Bas », le lieu-époque d’où ils viennent tous, au début du 21e siècle. Ce monde gouverné par « la syndicature » et contre lequel ils ont lutté durant tant d’années. les évènements passés reviennent à l’esprit de Jim Barrett, qui se remémore petit à petit la succession d’évènements qui l’ont conduit ici. Le souvenir de Janet aussi, est peut-être le plus douloureux. Qu’est-elle devenue depuis tant d’années ?
« […] la syndicature, notoirement puritaine, traitait aussi rudement les fabricants et les vendeurs d’alcool que les artistes et les écrivains. »
Au départ, tous parviennent à oeuvrer dans la clandestinité sans avoir trop de mal à échapper à la police qui les traque sans trop de conviction. Mais lorsque la répression se fait plus virulente, mais aussi plus insidieuse, plus machiavélique, et lorsque le mouvement contestataire commence à s’embourber dans ses propres atermoiements, les trahisons et les intérêts personnels prennent le dessus, les dirigeants dissidents sont arrêtés et disparaissent. Personne ne sait encore que Edmond Hawksbill est parvenu à ses fins et a rendu possible le voyage temporel… à des fins politiques…
« Ce qu’ils voulaient surtout, c’était nous reléguer dans un endroit où nous ne risquions pas de bouleverser leur environnement, c’est à dire avant l’apparition des premiers mammifères. Ainsi, nous ne pouvions pas tomber par hasard sur l’ancêtre supposé de toute l’humanité et le zigouiller. D’ailleurs […] ils ont jugé plus prudent de choisir un secteur du passé où la vie n’a pas encore empiété sur le continent. »
Lew Hahn apparait sous le Marteau, envoyé de « là-Bas » alors qu’il ne semble pas avoir grand chose à voir avec les déportés. Il n’a pas l’air bien farouche, n’a rien d’un activiste enragé… Ce pourrait-être un économiste à la rigueur, mais ses compétences en la matière ne semblent pas bien avancées. Alors que fait-il ici, qu’a t-il fait pour que la syndicature décide de l’envoyer au milieu de nulle part ?
Pour certains, c’est un espion, mais ils doivent avoir perdu l’esprit eux-aussi, car comment un espion qui ne peut pas retourner dans son époque ni rien envoyer dans le futur pourrait-il communiquer avec ses supérieurs ? Hahn est un mystère. Un mystère qui rôde la nuit autour du Marteau. Et qu’il va falloir surveiller. Il n’est pas très prolixe et n’apporte que peu de nouvelles de là-Bas.
Pourtant, Lew Hahn va bouleverser la vie de Hawksbill Station, et le royaume austère de roche nue sur lequel Jim Barrett promène son corps estropié et le souvenir douloureux de son amour de jeunesse.
« Il y a des coquilles qui craquent plus vite que d’autres. »
Une vision de l’Amérique du 21e siècle…
Analyse dystopique
« Un vrai rêve de géologue »
Voici ce que je considère comme l’un des plus grand « petits romans » de science fiction. Rien de moins. Un des chefs d’oeuvre de la glorieuse période des années 60-70. Écrit au temps béni des nouvelles et des romans courts auxquels on donne volontiers aujourd’hui le qualificatif de « novella ». Car Les déportés du cambrien est un roman court de 200 pages environ dans sa version poche, et qui met en scène des personnages aux personnalités pleines et entières, Robert Silverberg réalisant l’exploit d’approfondir les psychologies des différents personnages en l’espace de quelques chapitres seulement. Le récit se déroulant entre 1984 et 2028, on est ici dans ce que j’aime qualifier de SF « vintage » !
Alors si le cambrien est un vrai rêve de géologue, c’est un cauchemar d’individu lambda, une épreuve psychologique que peu parviennent à affronter sans dommage. Ainsi Don Latimer tente de s’évader par le seul pouvoir de sa pensée (Richard Matheson développera ce thème dans le magnifique roman « Le jeune homme, la mort et le temps » en 1975). Et effectivement le seul personnage qui semble plutôt heureux au sein de la communauté de Hawksbill Station est Mel Rudiger, qui occupe son esprit à la collecte des diverses espèces de trilobites collectés sur cette terre presqu’exclusivement minérale. Il convient d’ailleurs de préciser que contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre du livre, cette période du Paléozoïque qu’est le cambrien n’est qu’une toile de fond, une allégorie de l’exil dans ce qu’on peut imaginer de plus extrême. Mais j’y reviendrai plus loin.
C’est d’ailleurs sans doute ce qui peut expliquer l’erreur de datation faite par Robert Silverberg, qui place le cambrien 1 Milliard d’années en arrière, soit environ deux fois plus que la valeur réelle (entre -541 et -485 millions d’années).
Nonobstant donc les approximations scientifiques, le roman est avant tout une réflexion sur les sociétés totalitaires et répressives d’une part, et la capacité de résilience de l’être humain confronté à des conditions extrêmes mais capable d’une vie communautaire faite d’entraide et de soutien mutuel. C’est une claire et nette critique d’une société américaine capitaliste teintée de Maccarthysme, poussée à son paroxysme. Le régime autoritaire manipule les citoyens, use de propagande, et les opposants au régime sont traqués avec méthode, suffisamment discrètement pour éviter d’en faire des martyres. Il est question ici de répression, de torture, de déportation. Une représentation typique d’un état violent et amoral, ce triptyque évoquant pour nous européens le nazisme ou le stalinisme. Les camps de déportation, la torture, l’éloignement extrême dans des conditions effroyables, comment ne pas reconnaître là les camps de déportation d’europe de l’est, les goulags sibériens (camps de travail de l’ex URSS)…
Oui mais…
Robert Silverberg place clairement son récit aux états-Unis d’Amérique, au début du 21e siècle. En effet, la « syndicature » (sorte de mix entre le « syndicat du crime » et la Kommandantur ou plus simplement entre l’élite capitaliste et la dictature…) prend le pouvoir en 1984. C’est un régime capitaliste (entendu ici par opposition à communiste) où l’argent occupe une place primordiale, à tendance isolationniste, policier et autoritaire. Un régime très « Trumpiste »… C’est ce qui saute aux yeux à certains passages du livre.
Les scientifiques sont recrutés par le gouvernement, leurs recherches sont financées par lui puis utilisées à des fins répressives, à mi-chemin entre ce qu’à pu faire le régime nazi avec les physiciens comme Wernher Von Braun (fusées V2 allemande de la seconde guerre mondiale), où les États-Unis avec Robert Oppenheimer (projet Manhattan pour la recherche sur la bombe atomique dans les années 40). Rappelons d’ailleurs que Von Braun, ancien SS, fut recruté par les américains après la guerre pour développer des missiles puis, plus tard, des fusées lunaire… certains « transfuges » du roman ont pu être inspirés par ces faits réels. L’auteur, né en 1935, a vécu tout cela, et a nécessairement été influencé par cette part de l’histoire du monde et de l’Amérique. Ici, Edmond Hawksbill bascule du côté obscur et il est le vrai créateur de la fameuse Hawksbill Station (titre anglais du livre), que les déportés appellent le Marteau.
Le personnage de Jack Bernstein, un autre transfuge aussi perfide que pathétique, évoque une autre facette de l’humanité : celle qui se laisse guider par la vengeance, la rancoeur, la soif de pouvoir, le sadisme… Il est l’exact opposé de Jim Barrett, et leur relation complexe est le fil rouge du roman.
En 2004, le voyage dans le temps est rendu possible, mais à sens unique. On peut retourner dans le passé, mais jamais aller vers le futur. Pas de retour possible donc. La science devient un moyen bien pratique de faire disparaître les opposants tout en gardant les mains propres…
Le récit est en grande partie une succession de débats et de réflexion sur le devenir du monde, une partie se déroulant en flash-back avant la déportation, et lorsqu’un « nouveau » apparaît sur « l’enclume » de la machine, tous attendent des nouvelles de « là-Bas ».
« Là-Bas », c’est le seul moyen qu’ont trouvé les déportés de « Hawksbill Station » pour désigner le temps d’où ils viennent, qui n’est dans leur esprit ni un passé ni un futur, ni même un présent alternatif, mais plutôt une sorte de lieu temporel… là-Bas.
« Parlez-nous des droits légaux des citoyens à l’heure actuelle. A-t-on rétabli l’habeas corpus ? Le mandat de perquisition ? A-t-on toujours le droit de faire appel aux fichiers informatiques à l’insu de l’accusé ? »
Et toute la clairvoyance de ce récit saute aux yeux. L’habeas corpus est donc supprimé (inclus dans la constitution américaine, il garantit encore aujourd’hui qu’on ne peut pas emprisonner quelqu’un sans motif… sauf en temps de guerre…) par ce gouvernement dystopique, ce qui n’est pas le cas dans notre réalité d’aujourd’hui encore que l’on puisse se poser parfois des questions, au camp de Guantanamo (centre de détention militaire américain ouvert en 2001 par G.W. Bush et toujours actif, objet de multiples controverses quant aux pratiques et méthodes) par exemple…
« D’après les lois sur la détention préventive, on pouvait le garder indéfiniment en prison sans lui reprocher autre chose que de constituer une menace pour l’intégrité de l’état. »
La détention ad vitam aeternam, c’est quelque chose qui a été officiellement évoqué pour Guantanamo en 2015.
Quant aux fichiers informatiques utilisés à l’insu de l’accusé… On est en 1968 quand Silverberg écrit cela. Je ne vous fait pas de dessin…
Et puis il y a aussi la torture psychologique, dont voici ce qu’en dit l’auteur :
« La théorie, depuis longtemps éprouvée, était qu’une privation sensorielle totale affaiblit le sentiment de l’identité et vient à bout des résistances les plus opiniâtres. »
Ce camp de déportation à l’autre bout du temps devient une fraternité anarchiste, une communauté de survivants, de révolutionnaires déchus qui veulent encore croire que ce monde qu’ils ne reverront jamais peut encore être sauvé. De ce portrait très noir et parfois terriblement juste d’une Amérique moderne qui s’éloigne de plus en plus de l’idéal libertaire ressortent néanmoins beaucoup de choses positives. Les valeurs humaines d’entraide, de courage, d’opiniâtreté, l’amour même, sont ici mises en exergue, à l’image de Jim Barrett, militant depuis sa jeunesse, traqué, trahi, torturé, emprisonné, déporté, séparé brutalement de son amour de jeunesse… Puis blessé malencontreusement au milieu de cette époque stérile, courbé sur sa canne pour palier la faiblesse de sa jambe infirme, il est lui-même la béquille sur laquelle toute la communauté s’appuie.
Jim Barrett est l’incarnation de toute l’histoire, mais çà on ne le comprend vraiment qu’à la toute dernière page… Il y aurait tant à dire sur ce livre. Lisez-le !
Les déportés du cambrien est une dystopie d’une remarquable acuité, qui décrit en 1968 une Amérique du « futur » en 2028. Cinquante ans après elle est malheureusement toujours d’actualité. Elle aurait pu être écrite cette année. Certains aspects sont troublants de réalisme, car les régimes autoritaires existent bel et bien, parfois de manière plus ou moins subtile et occulte. Entendons nous bien, l’Amérique de Silverberg ne correspond pas aux États-Unis d’aujourd’hui, d’autres « démocraties » y ressemblent peut-être davantage, mais si « Les déportés du cambrien » avait été écrit en 2021… je n’aurais pas été choqué ! C’est pour çà qu’il faut (re)lire ce livre.
Et puis c’est aussi et avant tout une magnifique ode au courage et à la fraternité qui peut unir les hommes même lorsqu’aucun espoir n’est plus envisageable.
Mais peut-être que l’espoir ne meurt jamais vraiment ?
« – Tu es en train de demander à être torturé, Jim ?
– Je ne demande rien. J’explique.«
Faites-moi part de vos avis en commentaire, si le coeur vous en dit.
Auteur : Robert Silverberg
Editeur : Le Livre de Poche
Format : 11×17,8
ISBN : 978-2253072423
192 pages
Parution : 1978 (traduction française)
Pays : États-Unis
Titre original : Hawksbill Station (1968)
Traduction : Guy Abadia
Chroniqueur : Julien Amic
Mon édition personnelle (photo) : éditions J’ai Lu, 1984
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