Pourquoi faut-il lire et relire « La nuit des Temps », un classique de la littérature française reconnu bien au-delà du cercle restreint des amateurs de science fiction ? Un livre qu’on trouve jusque dans les salles de classes, écrit par René Barjavel, celui que l’on qualifie de « précurseur de la science fiction française »?
Peut-être parce qu’il développe en 1968 une somme considérable de thèmes d’une actualité sidérante un demi-siècle plus tard… Un livre fascinant, qui mérite grandement son qualificatif de « roman d’anticipation ».
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Un extrait de La Nuit des Temps…
« Cette conviction que l’homme-en-tant-qu’espèce s’améliore avec le temps vient sans doute d’une confusion inconsciente avec l’homme-en-tant-qu’individu. L’homme est d’abord un enfant avant d’être un adulte. Nous, hommes d’aujourd’hui, nous sommes des adultes. Ceux qui vivaient avant nous ne pouvaient être que des enfants. Mais il serait peut-être bon, il serait peut-être temps de se demander si la perfection n’est pas dans l’enfance, si l’adulte n’est pas qu’un enfant qui a déjà commencé à pourrir… »
Une brève évocation de « La Nuit des Temps »
(Si vous souhaitez en savoir le moins possible sur le livre, lisez seulement cette partie)
En antarctique, il y a de la glace, beaucoup de glace. Par endroits plus de mille mètres d’épaisseur. Et en creusant à ces profondeurs, on voyage à travers le temps, on atteint quelque chose qui fût déposé là il y 900 000 ans.
Au cours d’une expédition polaire, une équipe de chercheurs français fait une découverte qui bouleverse toutes les connaissances et tous les dogmes de la science moderne. Alors qu’ils sondent le sous-sol pour préparer les forages ils découvrent l’impossible : un signal. Quelque chose, là, sous 1000 mètres de glace, quelque chose vieux de 900 000 ans émet un signal.
« Ça tient pas debout, dit Eloi… C’est des hommes, qui ont fabriqué ça. Y’a 900 000 ans, y avait pas d’hommes, y’avait que des singes. »
Alors, dans ce monde « moderne » ou les conflits intercontinentaux sont patents, l’équipe décide de faire appel aux scientifiques du monde entier pour travailler en commun sur cette découverte qui dépasse l’entendement. Ils creusent. Et ce qu’ils vont trouver n’est pas qu’un morceau du passé ; c’est à la fois notre origine et notre futur qui se trouvent là bas.
Loin, très loin dans le passé de notre humanité, s’est déjà déroulé notre futur. L’Histoire ne serait-elle en fin de compte qu’un mouvement perpétuel répétant encore et encore le même schéma d’évolution destructrice ?
Dans la nuit des temps se trouvent toutes les interrogations que suscite l’évolution de notre société actuelle.
(La suite, sans révéler l’intrigue ni le dénouement, dévoile certaines parties du récit. Pour lire seulement l’analyse vous pouvez vous rendre directement ici )
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En creusant une peu plus… dans l’antarctique
Il y a une sphère sous la glace, et au coeur de cette sphère un émetteur, alors on creuse. Le monde entier creuse, réuni dans cette base antarctique avec cette idée qu’une découverte aussi majeure que celle-ci ne peut pas appartenir à un seul pays en particulier, mais à toute la communauté scientifique, à toute l’humanité. Le travail est rendu public, tout le monde a le droit de savoir ; la presse de tous les pays se passionne pour la science.
« Titres de la presse française : « La plus grande découverte de tous les temps », »Une civilisation congelée », »L’Unesco va faire fondre le pôle sud ». »
La grande sphère semble faite d’or pur d’une dureté incompréhensible et elle est difficile à ouvrir, elle semble hermétiquement fermée ; mais à force d’acharnement l’équipe parvient finalement à l’ouvrir. Dans cette équipe il y a Simon, le médecin de l’expédition. Il fait partie de ceux qui vont descendre dans la sphère pour l’explorer. Il est celui qui va La voir le premier.
Eléa.
Allongés là depuis près d’un million d’années se trouvent une femme et un homme, figés depuis des éons au coeur d’un écrin de glace, un masque sur le visage. Un équipe de réanimateurs va tenter de les ramener à la vie, mais le corps de l’homme semble avoir subi de nombreux dommages, des brûlures sans doute dues au froid. Son corps a moins bien supporté la longue nuit glacée. Alors on commence par la femme. On réveille cette femme qui ouvre se yeux d’un bleu si profond que Simon en est presque hypnotisé. Tout le monde est subjugué par l’incroyable perfection de cette femme venue du fond des âges.
Mais comment communiquer ? Son langage et le nôtre – LES nôtres – sont mutuellement incompréhensibles. L’informatique est mise à profit, une « traductrice » automatise le déchiffrage de cette langue étonnante.
Eléa refuse de se nourrir, elle se meurt et personne ne peut comprendre ce qu’elle essaie de dire, en vain. Puis la machine fournit une traduction de cette phrase lancinante qu’Eléa répète à Simon, celui qui reste près d’elle en permanence ou presque ; dans cette solitude infinie et terrifiante, il est son seul refuge. La machine traductrice énonce le fruit de son travail :
« C’était la même chose, la même absurdité en 17 langues. Ça n’avait pas plus de sens en espagnol qu’en russe ou en chinois. En français cela donnait : »
« DE MANGE MACHINE »
Une énigme que l’on va résoudre et qui va signifier le début de l’incroyable description de ce monde si lointain.
Eléa raconte donc son histoire, l’histoire d’une autre humanité. Elle semble bien lasse pourtant…
La traductrice va fonctionner et traduire simultanément dans toutes les langues ses mots, qui résonneront dans les oreillettes de tous. Elle racontera comment elle s’est retrouvée enfermée dans ce cercueil éternel et maintenue en vie par une technologie incroyablement avancée.
Et comment ne pas tomber immédiatement amoureux de cette femme, dont la beauté ne saurait trouver d’égale, ni aujourd’hui ni 900 000 ans plus tôt. Elle qui pensait dormir quelques mois ou quelques années – un siècle peut-être ? – s’éveille en un monde ou tout a disparu. Tout SON monde a disparu. Solitude infinie.
« Je n’étais pas, dit-elle. NOUS étions… »
Païkan, avec qui elle partageait sa vie, est resté là bas. Celui qui est encore étendu dans la glace au fond de la sphère dorée, c’est Coban, le plus grand scientifique de son temps. La nouvelle suscite un nouvel élan, il faut réveiller Coban, et accéder ainsi à l’incroyable savoir de cette civilisation antédiluvienne. Accéder à une technologie encore jamais atteinte ni même envisagée.
Et cela réveille également la paranoïa et la soif de pouvoir des différentes puissances mondiales. Il va falloir protéger Coban…
Eléa, elle, est déjà protégée. Simon veille sur elle avec une attention révélatrice d’un amour qui s’annonce tragique.
Mais si Eléa et Coban sont ici et maintenant, extirpés de leur écrin doré dont la température intérieure avoisinait le zéro absolu avant qu’on parvienne à l’ouvrir. Quelle en est la raison ? Pourquoi sont-ils ici ? Que s’est-il passé ? De quel cataclysme cet abri inviolable était-il censé les protéger ?
Une machine permet à Eléa de partager ses souvenirs de l’Eden perdu, ses souvenirs d’amour, de haine, de guerre, de bonheur incommensurable et de perte infinie. Et aux questions des scientifiques elle fait cette réponse redondante :
« COBAN SAIT. Il sait le meilleur et le pire… »
Il faut réveiller Coban…
La Nuit des Temps, anticipation d’une utopie dystopique
… Comment résumer ici la somme des ineffables émotions et des géniales anticipations que R.Barjavel génère à travers cet ouvrage…
La Nuit des Temps est publié en mars 1968, juste quelques semaines avant les « évènements » de mai 68 et la révolution des étudiants… A l’époque, le terme de science fiction est encore relativement inconnu en France, et même aux Etats-Unis, patrie des Asimov et autres Lovecraft, le terme reste réservé à un cercle restreint d’amateurs précurseurs. Même si Jules Verne a écrit « De la Terre à la Lune » en 1865, le genre science fiction n’est pas encore né en France. On parle plutôt de romans d’anticipation. Ceci permet d’ailleurs aujourd’hui encore à un certain nombre de romans généralement anciens de sortir des sous-sols fangeux dans lequel on cantonne encore bien trop souvent la science fiction, littérature « pas sérieuse »… Mais bon je m’égare, là n’est pas le sujet. Toujours est-il que cette date de parution a son importance, car entre autres choses, le récit met en scène une révolte étudiante. Quand je vous parle de géniales anticipations…
Bref, La Nuit des temps jouit d’une notoriété tout a fait méritée.
Le narrateur est un des personnages centraux : Simon. Certains chapitres sont rédigés comme des apartés dans lesquels Simon exprime la douleur et le désespoir d’un amour perdu. C’est d’ailleurs dès l’entame du roman qu’il s’adresse à Eléa, dont on ne connait pas encore l’existence :
« Ma bien-aimée, mon abandonnée, ma perdue (…) »
Très vite donc, on est saisi par l’atmosphère dramatique qui va nous tenir en haleine jusqu’à la dernière phrase du livre. On sent comme un parfum de paradis perdu planer sur les apartés de Simon comme sur les mots d’Eléa évoquant son amour disparu , Païkan ou le « compte rendu » de ses souvenirs dans ce monde ou les deux pays du Gondawa et de Enisoraï opposent leurs idéologies.
Et c’est une quasi-constante chez Barjavel. Le récit présente toujours en toile de fond une histoire d’amour aussi bouleversante que merveilleuse. Ici, c’est la rencontre de deux êtres qui auraient dû resté séparés de 900 000 ans, et dont la rencontre est trop improbable pour être envisageable. Pourtant elle se produit. Et tout s’oppose à ces sentiments, absolument tout. Pourtant il semble évident que, avec une extrême pudeur, un lien se crée alors que Simon se démène pour comprendre ce mystérieux et laconique « DE MANGE MACHINE », les premiers mots d’Eléa déchiffrés par la machine traductrice alors que celle-ci dépérit jour après jour.
« On ne s’y habituait pas. On ne pouvait pas s’y habituer. On n’avait jamais vu d’yeux aussi grands, d’un bleu aussi profond. Ils avaient un peu pâli, ils n’étaient plus du bleu de fond de la nuit, mais du bleu d’après le crépuscule, du côté d’où la nuit vient, après la tempête, quand le grand vent a lavé le ciel avec les vagues. Et des poissons d’or y sont restés accrochés. »
L’écriture de Barjavel est d’une extrême poésie…
Il y a donc deux mondes qui se téléscopent dans le récit : le monde moderne, et le monde « ancien », avec cette particularité que l’ancien est bien plus évolué que le nouveau, et suggère ainsi l’évolution de notre monde actuel. On peut aussi y voir comme une allégorie du « mythe » du jardin d’Eden.
« Le jour se levait. Un oiseau qui ressemblait à un merle, mais dont le plumage était bleu et la queue frisée, se mit à siffler du haut de l’arbre de soie. De tous les arbres de la terrasse et de ses buissons de fleurs, des oiseaux de toutes les couleurs lui répondirent. Pour eux, il n’y avait pas d’angoisse, ni dans le jour, ni dans la nuit. »
La nuit des temps visite (je n’ose dire REvisite pour un roman d’anticipation…) plusieurs notions essentielles dans le discours sociétal d’aujourd’hui.
A commencer par la société de consommation : « L’équation de Zoran », qui sert de fil rouge au récit, est une évocation de la très controversée « énergie universelle » dont on entend parler çà et là sur le net. A travers son avènement, la société du Gondawa a mis un terme à l’économie de marché et au capitalisme effréné, lui aussi de plus en plus controversé de nos jours et qui pousse tant de personnes à afficher leur colère fluorescente dans les rues. Ici les lobbies « marchands » ne peuvent plus exister, à partir du moment ou le surpuissant lobby de l’énergie n’a plus lieu d’être…
« L’énergie universelle (…) C’ETAIT LA FIN DES MARCHANDS »
En Gondawa, même le veganisme est absolu. Dans cette société eutopique « Il n’y (a) pas de chasseurs (…) ». Et on se nourrit avec un respect du vivant poussé à son paroxisme.
« Tu as regardé la viande, la salade, les fruits. Tu m’as dit :
– Vous mangez de la bête!… Vous mangez de l’herbe!… Vous mangez de l’arbre!…
J’ai essayé de sourire. J’ai répondu :
– Nous sommes des barbares…
J’ai fait venir des roses.
Tu as cru que cela aussi nous le mangions… »
Dans ce pays de Gondawa, ce que nous appelons « revenu universel », ou « revenu de base » a été instauré. De même que le plafonnement des revenus. Tout le monde gagne autant ou presque, le travail représente une part très réduite de l’activité des habitants. On se rapproche de l’idéologie développée dans « Un Souvenir de Loti« de Philippe Curval.
Il y a aussi des analogies entre le monde « moderne » et la civilisation du Gondawa. L’utopie initiale se métamorphose peu à peu en dystopie, à mesure qu’on se détache d’Eléa pour se concentrer sur cet univers ou nous ramènent ses souvenirs. En les sondant, en les scrutant avec un voyeurisme un peu gêné, on apprend que ce monde est en conflit avec Enisoraï, le continent voisin, et la guerre atomique menace, la xénophobie ambiante aidant.
Entre Enisoraï et Gondawa on observe une « guerre froide » et comme les Enisors sont plus nombreux, Gondawa a développé une arme de dissuasion massive, pensant ainsi éviter le conflit. Il y a là une escalade, un course aux armements à laquelle tente de s’opposer une révolte étudiante, réprimée par les milices de Gondawa. On quitte l’utopie pour basculer alors définitivement dans la dystopie.
« Notre seule défense contre eux était de leur faire peur. Mais nous leur avons fait TROP PEUR !… »
Eléa et Païkan, dans leur monde, ne se sont pas choisis : c’est l’ordinateur central, qui « connait tout de tous » qui les a réuni, tel une appli de rencontre d’une puissance absolue… Leur amour, ainsi, est également absolu car leur « désignation » a été parfaitement efficace. On peut voir dans cette gestion des populations par affinités un prémisse des réseaux sociaux du 21e siècle. Cela n’est pas non plus sans rappeler (si j’ose dire) « Les Affinités » de Robert-Charles Wilson.
Le récit d’abord concentré sur notre monde, sur l’expédition polaire et la résolution de cette énigme du « signal » enfoui sous la carapace gelée du continent antarctique, bifurque vers le monde d’Eléa, sur ce qu’elle en a vu. Le dénouement (que je me garderai bien de dévoiler à ceux qui n’ont pas encore lu « La Nuit des Temps ») voit se mêler l’issue dramatique du conflit qui gronde dans ce monde du passé, et la destinée tragique des différents personnages.
Si vous avez déjà lu « La Nuit des Temps » – comme moi il y a sans doute une grosse vingtaine d’années – relisez-le. Il le mérite.
Je suis ressorti de ce livre profondément marqué. Un peu comme quand on s’éveille après un grand rêve, déçu de sa non-réalité…
La nuit des Temps est un chef d’oeuvre de la littérature française, qui emprunte autant à l’anticipation, l’utopie et la dystopie, qu’à la tragédie grecque. Il ne me semble pas envisageable de ne pas le lire…
« Tu me comprenais… Moi aussi, moi aussi, mon amour, j’avais compris, je savais… »
Auteur : René Barjavel
Editeur : Presses de la Cité (octobre 2018)
Distinctions : Prix des libraires 1969
Format : 14×22,5
ISBN : 2258152836
360 pages
Année : 1968
Pays : France
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Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic
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