Oiseau - Sigbjorn Skaden - les-carnets-dystopiques.fr
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Oiseau

Oiseau est un court roman de science fiction écrit par l’auteur norvégien Sigbjørn Skåden et publié en version française en octobre 2021 chez Agullo.
Une petite communauté humaine évolue sur une planète vide, hostile par son absence quasi absolue de vie, son atmosphère irrespirable et ses propriétés physiques qui défient l’entendement. Sur ce monde, une micro-société s’est construite sous des contraintes de vie qui ont modifié profondément l’humanité en tant que mode de pensée. Et puis soudain, l’isolement est rompu.
Disons-le tout de suite, cette oeuvre perturbante est mon coup de coeur absolu de cette année 2021. Voyage au coeur du silence, à travers la vibrante lumière…

➡️ « Oiseau » – Sigbjørn Skåden – 12,90€

Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic

 

Un extrait de « Oiseau » …

 

« De l’autre côté de la planète, il y a l’océan. Grand-Père m’y a emmenée, un jour, avant que les derniers avions ne soient immobilisés à terre. C’était l’après-midi, il s’est posé sur le rivage et nous nous sommes installés là pour regarder l’infinité du large. Avant le coucher du soleil, des tourbillons sont apparus, des spirales qui se sont matérialisées une à une dans la dense couche de nuages et sont tombées du ciel, vers la surface houleuse. Nous sommes restés longuement là, tandis que la lumière s’évanouissait à l’horizon, des centaines de tourbillons s’agitaient à fleur d’eau, fronçaient la noirceur de l’océan. »

 

 

Teaser : « Oiseau »

Un teaser pour vous donner envie…

(Si vous souhaitez en savoir le moins possible sur le livre, lisez seulement cette partie)

 

La Terre, dans la première moitié du 21e siècle, achève d’épuiser ses ressources. Des vaisseaux sont envoyés à travers l’espace pour tenter de trouver une ou des planètes refuges. Ce sont les expéditions UR. Le long voyage de l’une d’entre elles a abouti à une planète qui fut nommée Sedes, puis simplement surnomée Home et où fut implantée une colonie abritée par un dôme transparent : Montefringilla.
Ceux que l’on appelle les pionniers sont morts à présent. Ils étaient les seuls à avoir connu la Terre, et on se souvient d’eux avec un respect quasi-religieux.

Il faut une combinaison pour sortir du dôme, en l’absence d’une atmosphère respirable. Mais il y a quelque chose d’étrange ici : le son n’existe pas. La parole est impossible, et la communication se fait par l’écriture, grâce à un clavier qu’on emporte avec soi, et à un écran qui s’affiche sur le torse. Le cours du temps est quant à lui perturbé par le vent. Et puis surtout, le jour, il y a le bruissement du soleil, le bourdonnement de la lumière. Étrange et incompréhensible paradoxe que personne n’a jamais pu comprendre ni expliquer.
Ainsi sont les conditions de vie sur Home. Des conditions de survie devrait-on dire, et des ressources si faibles… Comment permettre alors la survie d’une colonie , ne fût-elle constituée que d’une douzaine de personnes ? Il y a de l’eau, la seule richesse de Home, mais pas de place pour davantage qu’une poignée d’êtres humains.

Et puis, un jour, un nouveau dôme s’éclaire dans la vallée.

« Nous voulions voir si c’était possible. Si la vie était possible au-delà du mur du son. »

 

➡️ « Oiseau » – Sigbjørn Skåden – 12,90€

(La suite, sans révéler l’intrigue ni le dénouement, dévoile certaines parties du récit. Pour lire seulement l’analyse vous pouvez vous rendre directement ici )

 

Le bruit de la lumière et le silence du monde

L’histoire en profondeur, mais sans tout dévoiler

 

Sedes, on l’a vite surnommée Home, et la Terre, on l’a oubliée. Cela vaut peut-être mieux, car la nostalgie et la mélancolie pourraient rendre la vie sur Home insupportable. Cet Eden tant espéré ne s’est au final même pas révélé être un enfer. Ici il n’y a rien, juste un désert rocheux à perte de vue, des montagnes sans vie et un océan, loin de l’autre côté du monde. Et à peine une minuscule réserve de terre où poussent des petites choses blanches… C’est grâce à cette terre, prélevée avec parcimonie, que les habitants de Home ont pu installer, sous le dôme protecteur de leur colonie, un champ cultivé.

« L’air est une nuée de mouches qui implose à la lumière.[…]cette planète isolée dans le système solaire apparaissait comme la meilleure chance de survie. »

L’homme et sa mère vivent et travaillent à la survie de la communauté, ils suivent le cours de leur destin sur ce monde qui a tout d’un purgatoire oublié. Ils semblent résignés, mais pas nécessairement malheureux. Stoïques peut-être, même si des questionnements se font jour inévitablement. Devoir accepter les contraintes de Home ne va pas nécessairement de soi. Injgir, la compagne de l’homme, s’interroge parfois, et l’interroge lui-même. Mais ce ne sont pas vraiment des doutes, seulement de vains questionnements.

« Ce n’est pas naturel pour les êtres humains, finit-elle par écrire. De ne pas choisir soi-même. Sur Terre, les gens choisissent. »

Cette Terre qu’on a oubliée, on en garde en mémoire le dernier lien, la mémoire des pionniers, ceux qui sont arrivés avec l’expédition de la flotte UR. On ne les oublie pas, eux.

« Une lumière brille au fond de la vallée […]. Une lumière diffuse comme une auréole. Les obélisques projettent de grandes ombres sur la montagne, des griffes noires qui grimpent vers le ciel. »

Un beau jour, un nouveau dôme s’éclaire. Il y a de nouveaux arrivants, des étrangers ! Ils semblent pacifiques mais aussi très différents. Cent ans après l’arrivée des pionniers, ils ont voulu eux aussi quitter la terre et voir si la vie était possible de l’autre côté de l’espace. Parmi eux, il y a un homme nommé Tancred, et il y a sa fille Sigismunda, d’une beauté saisissante.

L’avenir était morne mais immuable et sûr. Il devient incertain et porteur d’espoir ou de crainte, selon les uns ou les autres.
Car qui sont ces nouveaux arrivants ? Quelle influence vont-ils avoir sur la communauté de Home ? Qu’adviendra t-il lorsqu’ils comprendront comment vivent réellement ceux de Montifringilla ? Ils pourraient être pris d’effroi.I ls pourraient bien en perdre la raison.
Et si le jugement de l’homme était altéré par la beauté de Sigismunda… Qu’adviendrait-il alors ?

« Il va y avoir des trombes, dit-il. » 

 

Tragédie greco-spatiale

« Oiseau » décortiqué

 

« L’avenir est une érosion imperceptible qui nous réduit aux contours faibles de ceux que nous étions autrefois.« 

Volontairement, je n’en dis pas trop sur l’histoire, et je me cantonne à une description de l’atmosphère du roman. Car je le dis carrément, c’est un bijou, et pour rien au monde je ne voudrais vous en gâcher le plaisir de lecture.

En apparence, il s’agit d’un planet opera, récit de la colonisation ratée d’une planète qui se révèle à peine vivable, à la limite absolue de ce qui rend possible la survie d’une poignée d’êtres humains. Il n’y a là aucune hostilité extra-terrestre car il n’y a pas de vie, hormis quelques « traces blanches » sur une minuscule parcelle perchée en haut d’une colline. On est ici dans une tentative de « réussite malgré l’échec ». Car les pionniers ont quitté une terre moribonde aux ressources amoindries pour échouer sur une planète morte aux ressources quasi-nulles.
On est ici dans l’acmé de la résilience, du stoïcisme, de la résignation et de l’acceptation mélangés.

« Home n’est pas un endroit qui offre, mais qui prend. Le moindre de nos gestes est une répétition, une spirale qui tourne encore et encore, sans mener nulle part. Et pourtant, nous la suivons, peut-être dans l’idée qu’elle nous conduit vers un but, mais surtout parce que nous n’avons pas le choix. »

De cette humanité expatriée ne subsistent rien. Les animaux sont morts, les engins sont abandonnés, la science et la mémoire des pionniers semble tabou. Il semble d’ailleurs y avoir beaucoup de tabous, et l’auteur réussi à merveille à entretenir le mystère sur à peu près tout, tout au long du roman. Cela participe de cette atmosphère pesante où l’on est en attente de quelque chose que l’on ressent comme probablement sinistre.
On assiste en spectateur à une action en train de se dérouler, et le narrateur s’exprime d’ailleurs au présent, gommant ainsi astucieusement toute possibilité de référence au passé, ou au futur. Car on est bien dans une société qui ne peut vivre que dans l’instant, car l’avant n’est pas accessible, et l’après… Ne sera révélé qu’à la fin des fins.

« Les jours sont une marche solitaire vers l’obscurité. Un tunnel de plus en plus étroit que nous traversons, toujours plus recroquevillés sous le plafond rampant. »

L’ambiance du roman est lourde autant que prenante, on sent que quelque chose de terrible se prépare, mais on a aucune idée de ce qui va réellement se passer. Cette ambiance est développée par un ensemble de distortions des perceptions. Le son ne se propage pas mais la lumière émet un bruit. Les animaux meurent mais les humains survivent. Il n’y a pas de vie mais il y a de l’eau. La vie d’ailleurs semble impossible et pourtant la colonie survit… Sigbjørn Skåden réussit à créer un planet opera ou l’humanité se trouve en butte à un monde incompréhensible. Seul le grand Stanislas Lem a par le passé réalisé pareil exploit, et peut-être aussi H.P. Lovecraft mais d’une manière radicalement différente. L’atmosphère de « planète qui échappe à l’entendement » est très présente tout au long du roman. Sigbjørn Skåden est proche de Stanislas Lem par le côté incompréhensible de la planète sur laquelle on se trouve, mais à la différence de ce dernier, c’est la propre civilisation humaine qui semble incompréhensible au nouveau venu qu’est le lecteur. Mais en un certain sens, cette humanité là n’est-elle pas extra-terrestre ?

Oiseau est un récit qui se subdivise en trois sous-récits sous la forme d’abord d’un point de vue placé en 2048, peu après l’arrivée des pionniers et alors qu’une première naissance a eu lieu. C’est le point de vue de cette première mère, Johanna, qui va pour la première fois donner naissance à une enfant prénommée Su et qui sera la première à n’avoir connu la vie que sur ce monde mort.
Ensuite, on a le point de vue du « présent », celui de 2147 lorsqu’apparaissent les « étrangers« . Un journal de bord permettra de faire le lien et comprendre certains aspects de la société de Montifringilla.

« La nuit est aussi longue que le jour, le vent perturbe le cours du temps sur Home. »

Au final, on a deux grands thèmes qui se dégagent de Oiseau. Tout d’abord, comment une société humaine peut-elle survivre dans un monde mort et sans ressources. Qu’est-ce que cela implique ? Comment un tel degré d’horreur, car c’est bien de cela qu’il s’agit au final, peut-il être supportable ? Comment l’être humain peut-il résister au désespoir d’avoir tout perdu. Absolument tout, car bien entendu il n’y a pas même d’espoir de retour. Cette thématique fait penser à celle de Les déportés du Cambrien de Robert Silverberg, à ceci près qu’ici il ne s’agit pas de déportés politiques exclusivement masculins mais de descendants de couples de pionniers volontaires.

« […] les programmes d’annihilation de la nostalgie et d’éradication de la mélancolie nous ont servi de base. »

Le deuxième thème est le choc inévitable entre ceux qui sont nés dans cette situation, enfants de ceux qui ont mis en place un système d’une violence psychologique inouïe mais pourtant tout à fait intégrée par les générations suivantes nées dans cet enfer, et les étrangers issus de la haute société terrienne qui vont se trouver confrontés directement avec une réalité implacable.

Pour terminer, je dois insister sur un point, car il y a au milieu de tout cela une histoire de coeur… La belle Sigismunda fait chavirer le coeur de l’homme, au grand dam de Injgir (ça ne s’écrit pas tout à fait comme çà, mais je ne dispose pas de la police en question, où le j et le g ne forment qu’un)… Loin d’en faire une para-histoire destinée à édulcorer le propos et à étendre la sphère du lectorat potentiel, il s’agit là d’une forme d’allégorie de la rencontre de ces deux sociétés/civilisations.
Le dénouement multiple, en forme de tragédie greco-spatiale, m’a laissé tout simplement effaré.

Oiseau est un chef d’oeuvre de littérature SF. Un roman contemplatif et réflectif qui sonde la psychologie humaine et évoque l’avenir de l’humanité autant que ce qui en fait son essence même. Sa capacité de résilience, d’adaptation, son potentiel scientifique et aussi ses limites, ses tentations, ses pulsions, la puissance de sa volonté, ce qu’elle est capable de supporter pour assurer sa survie… Mais aussi l’inconséquence de ses comportements lorsque le désenchantement incontrôlé suscite le désespoir. Sigbjørn Skåden signe ici un roman de science fiction où l’écriture d’une saisissante et noire poésie nous transporte au beau milieu d’une tragédie d’outre espace, et commet l’un de ces livres dont on n’oubliera jamais la sensation qu’il nous a laissé au moment ou on l’a refermé.
Un pur chef d’oeuvre oui, absolument !

« On va où ? demande-t-elle.
À la mer, écrit-il.
C’est loin ?
Loin de tout, répond-il. »

 

PS : c’est également l’occasion de découvrir la récente collection Agullo Court, joliment mise en page.
Faites-moi part de vos avis en commentaire, si le coeur vous en dit.

 

Oiseau - Sigbjorn Skaden - les-carnets-dystopiques.fr
Oiseau

Auteur : Sigbjørn Skåden
Editeur : Agullo
Collection : Agullo Court
Format : 12×18
ISBN : 978-2382460054
144 pages
Parution : 2021 (octobre)
Pays : Norvège
Titre original : Fugl (2019)
Traduction : Marina Heide
Chroniqueur : Julien Amic

 

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? Je remercie chaleureusement Les éditions Agullo qui m’ont gracieusement fourni un exemplaire du livre.

Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic

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2 pensées sur “Oiseau – Sigbjørn Skåden”

  1. Tu confirmes l’avis donné par « le capharnaum éclairé » « les blablas de tachan » et ‘les lectures du maki » qui, tous, vont dans ton sens, ta critique étant plus travaillée . La temporalité exprimée 2048 pour une planète très très lointaine n’est aussi que poésie, ce dont ne manque pas ce récit d’après vos dires. Oui, à lire….je vous remercie ô éminents membres de la blogosphère sf. Merci Julien

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