L’organisation est un roman de cryptofiction de l’auteur russe Maria Galina, entre paranormal et série noire, sorte d’X-files marxiste-léniniste.
En 1979, en pleine aire soviétique, les agents du Centre d’assainissement d’une ville portuaire russe luttent contre les « parasites » qui transitent sur les navires cargos. Mais ces parasites ne sont exactement de nature « biologique »… Et l’un d’eux, particulièrement virulent va mettre sur le pied de guerre les curieux employés du SSE-2.
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Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic…
Un extrait de « L’organisation » …
« (…) de spectrales trompettes claironnaient au-dessus des ravins argileux détrempés et au-dessus de la mer ; une chasse sauvage filait par-delà les frondaisons jaunies, loin, très loin, en direction du Danube, vers ces parties de pêche où les ondines se saisissent en riant de la lumière argentée de quelque lointaine étoile. »
Présentation de « L’organisation »
Un teaser pour vous donner envie…
(Si vous souhaitez en savoir le moins possible sur le livre, lisez seulement cette partie)
Quelque part dans une obscure ville portuaire de la Russie soviétique, en 1979, Rosa vient de se faire embaucher au bureau SSE-2. A tout juste 17 ans, elle espère trouver là l’occasion de parfaire son apprentissage de l’anglais. Dans ce bureau pour le moins sommaire, elle collabore avec Katia, sans gêne et insolente, curiosité dodue et toute de rose vêtue, un perpétuel bonbon bariolé à la bouche… Leur supérieure hiérarchique, Éléna Petrichtchenko, n’est pas exactement un modèle d’amabilité.
Quelle curieuse atmosphère règne ici… il n’y a rien à faire semble t-il, et on donne à Rosa une machine à écrire poussiéreuse et des tâches aussi inintéressantes qu’inutiles. Alors elle passe le temps en rêvassant entre deux lectures d’Angélique et le nouveau monde*
*(un des romans issus de la célèbre série écrite par Anne et Serge Golon, et qui a la réputation d’être « à l’eau de rose »…).
« Il est communément admis qu’aimer les mouettes est agréable. Elles promènent des miroitements d’argent et d’acier dans les airs et dansent sur l’onde comme des flotteurs. Les mouettes sont romantiques. »
Et puis, un évènement. On retrouve plusieurs cadavres non loin du port. Et… il est arrivé quelque chose à leurs jambes, quelque chose d’horrible et d’indescriptible, à tel point qu’il faut avoir le coeur bien accroché pour observer les dépouilles sans tourner de l’oeil.
C’est alors le bras droit de Petrichtchenko, Vassili, qui va prendre les choses en main, car il semble qu’on ait affaire à un « parasite« , et il faut s’en débarrasser.
« Nom de la forme – avec une probabilité de quatre-vingt-dix pour cent – Boussiè. catégorie C-4. »
Enfin, s’en débarrasser… Ce ne sera pas forcément aussi simple que les autres fois. Le « parasite » rôde et il grandit, il s’accroit, il s’étend. C’est un être venu de loin, un esprit des forêts peut-être, et il ne semble pas décidé à partir… Le boussiè cherche quelque chose, et Rosa va se retrouver bien loin des romantiques aventures d’Angélique… Impliquée bien plus qu’elle n’aurait voulu, bien malgré elle, et sans y comprendre grand chose.
« Le monde est un voile délicat sur lequel le sang agit comme de l’acide : il se corrode à l’endroit où l’on en verse beaucoup. »
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(La suite, sans révéler l’intrigue ni le dénouement, dévoile certaines parties du récit. Pour lire seulement l’analyse vous pouvez vous rendre directement ici )
La guerre (froide) des mondes
L’histoire en détails
« Nous avions annoncé que Vénus ne transiterait pas devant le soleil et elle n’a pas transité. »
L’ambiance dans cette ville est grisâtre, morne, poussiéreuse et humide… C’est un trou, et nombreux sont ceux qui aimeraient en sortir… Si Rosa cherche sa voie, Petrichtchenko, Vassili et tant d’autres ont compris qu’ici ne se pouvaient trouver que des voies sans issue.
« La lumière du lampadaire éclairait les flocons de neige qui tombaient du ciel immense sur la terre immense, tout était désert et blanc jusqu’à l’horizon, jusqu’à la mer la plus septentrionale, jusqu’aux glaces du pôle Nord, et lui, Lev, se tenait pile au centre de ce globe de cristal, tandis que partout autour, le monde se rétrécissait soudain, pulsait tel un coeur gigantesque, et le comprimait de tous côtés. »
Sur le port, les bâtiments du Centre d’assainissement se divisent en deux parties : le SSE-2 où se concentrent une poignée d’individus aussi désagréables qu’improbables, et le SSE-1 dont les employés sont qualifiés de « boîtes de Petri » (du nom des récipients utilisés dans les laboratoires scientifiques, pour mettre en culture divers organismes). Il y a même quelques stupides rumeurs qui circulent, dans ce monde où la guerre froide est au coeur de la vie courante.
« Elles disent qu’au service de navigation, il y a une agence qui s’occupe de choses terrifiantes : elle élèverait des animaux pestiférés pour les embarquer sur des navires américains. »
Rosa est tout à fait perdue ici, et personne ne fait quoi que ce soit pour l’aider à s’y retrouver. Impossible de comprendre à quoi servent ces bureaux où elle « travaille », si tant est que ce mot soit approprié. Elle semble errer entre son domicile et son bureau sans but.
Pourtant, il y a du nouveau, et Vassili et Petrichtchenko sont sur le pied de guerre. Quelque chose a débarqué, et il a fait plusieurs victimes. Il faut rapidement l’identifier, le neutraliser et/ou le renvoyer d’où il vient. Si Petrichtchenko s’acharne a employer le mot « parasite » (car c’est l’appellation « conforme« ), Vassili y met moins de formes et n’hésite pas à élaborer des hypothèses en nommant clairement les choses. Pour lui, c’est un boussiè, un démon arrivé par bateau. Pour lui, c’est le wendigo.
« Qu’on se représente des cabanes ceintes d’une palissade en rondins au bord d’une rivière gelée. Le passage a disparu sous la neige, les provisions ont été mangées. Les cartouches sont épuisées. Plus personne n’a la force d’entretenir le feu dans l’âtre. On ne prend même plus la peine de traîner les cadavres derrière la porte, ils gisent au pied d’un mur, rigides et froids comme des rondins. La neige près du seuil est brunie par les excréments.
Et alors la nuit, quand au-dessus de leur tête s’allument d’affreuses étoiles froides de la taille d’un poing, le wendigo vient trouver les hommes. »
Pour lutter contre lui, il va falloir de l’aide, qu’on envoie une équipe de Moscou, ou bien peut-être un sorcier des Carpates ? En tous cas, il va falloir un spécialiste, parce qu’il est délicat de rencontrer un tel démon. S’il ne vous tue pas, il vous laisse à jamais son empreinte.
« (…) état clinique singulier, semblable à une psychose, quand au terme d’une nuit hantée par des cauchemars accompagnés de fortes douleurs dans les jambes, la victime se déshabille entièrement et s’enfuit dans une forêt en poussant des cris sauvages. »
De son côté Petrichtchenko semble empêtrée dans sa morne vie familiale, entre une fille qui se dévergonde et une mère grabataire. Elle est à deux doigts de craquer et « péter les plombs ».
« Mais qu’est-ce qui est resté de maman ? Des bribes de souvenirs ? Une personnalité, ce sont des hormones, un fragile assemblage hormonal, plus le cortex cérébral, mais ce cortex capitule toujours en premier. Ne subsistent que les structures anciennes, terribles… Comment sais-je qu’il s’agit de ma mère ? »
Tout s’accélère, il va falloir faire vite. Tout ceci est-il bien réel, où sont-ce les élucubrations hallucinées de quelques camarades décérébrés ?!
Rosa n’en peut plus, mais la voilà bientôt impliquée bien plus qu’elle n’aurait voulu dans cette histoire, sans même s’en apercevoir ! Par l’intermédiaire de Vassili, qui soit dit en passant ne la laisse pas indifférente, elle va découvrir en quoi consiste véritablement le travail du SSE-2. Mais cela ne conviendra pas à sa vision romantique et « angélique » de la vie.
« Rosa eut l’impression que le bordage du navire devenait transparent ou disparaissait complètement, et que le ciel gris se mouvait au-dessus de sa tête pour laisser passer des racines aériennes qui s’étiraient, s’étiraient et s’ancraient dans la terre. Le long des racines rampaient des limaces grises et roses qui renvoyaient un éclat terne. »
Il y a dans ce port des choses qu’il est délicat de nommer, des « parasites » venus d’un monde au-delà de notre compréhension, dont on trouve la trace dans les anciens ouvrages et les traditions chamaniques que l’ère soviétique a démantelé. Evidemment, il n’est pas si aisé de récupérer son doigt une fois qu’il s’est pris dans l’engrenage…
« D’ici, ma chérie, fit-elle, (…) personne n’est encore parti de son plein gré. »
« L’organisation », codex demonicus sovieticus…
Analyse dystopique
« La lecture est nocive de façon générale. »
Non, bien sûr ce n’est pas mon avis ! La lecture amène tant de connaissances. Ceci étant, peut-être la connaissance est-elle nocive parfois… Tiens, ça me rappelle une histoire de pomme et de serpent…
L’organisation nous plonge dans les réminiscences du légendaire Russe, dans les arcanes des esprit d’Amérique, sur fond de guerre froide et d’animosité transocéanique. Un esprit venu du nouveau monde débarque chez la mère Russie.
Mais le parti-pris de Maria Galina est de nous laisser dans le flou pendant une bonne partie du roman, ce qui nous fait nous trouver au même point que Rosa, jeune fille naïve au coeur bien innocent. Comme elle, on ne comprend pas vraiment ce qui se passe, les conversations parlent de choses qui nous sont étrangères et incompréhensibles.
« (…) pourquoi faudrait-il avoir pitié des gens ? Tout ce qu’ils font, ils le font eux-mêmes. Et à eux-mêmes. Ce sont les gens qui fabriquent leurs dieux, ainsi que leurs ennemis. »
D’entrée, on se trouve plongé dans un univers froid et gris, et on croit sentir l’odeur du mazout répandu sur les quais mêlée à celle des vieux mégots refroidis dans les doigts rugueux des camarades marins. Tout à fait l’idée que l’on peut se faire de la Russie soviétique, où la population fait la queue devant les magasins pour échanger ses tickets-ration contre du saucisson douteux.
« Que nous apprend la dialectique marxisto-léniniste ? Que la pensée est matière ! Et si la pensée est matière, qu’engendre-t-elle ? »
Une fois plongés dans ce monde où la déprime nous guette, vient se rajouter une couche avec un macchabée aux jambes mutilées, et qui ne va pas tarder à orienter la piste vers un être qu’on avait pas vu depuis longtemps : le wendigo.
Dès ce moment là, l’organisation nous plonge dans les mythologies anciennes, parfaitement documentées, entre rites chamaniques, sorcellerie et conjurations, sans jamais tomber dans le cliché. De nombreuses références, documentées par l’auteur et/ou la traductrice (dont je salue au passage le travail tout à fait remarquable), nous permettent de comprendre petit à petit ce qui se trame ici.
« si on regarde la vérité en face… (…) ce sont tous des meurtriers. Certains plus, d’autres moins. Ce sont les contes populaires qui les idéalisent, pour les enfants. Alors qu’en fait… »
L’un des points forts du roman est de ne pas se prendre trop au sérieux, sans pour autant verser dans la caricature. Si la quatrième de couverture le présente comme « un Ghostbusters soviétique aussi hilarant que déjanté », je serai quant à moi plus nuancé.
D’abord, on est plus proche de X-files que de Ghostbusters, au moins dans l’aspect « enquête » du récit. Mais certains passages font bien penser à quelques répliques du célèbre film : le « Boussiè. Catégorie C-4 » rappelle le « corps astral du type 5« , et Vassili feuillette la littérature (réelle) mythologique comme Raymond Stantz le « Guide Commun des Spectres« … Mais ceci, toujours avec la volonté de placer ce récit fantastique dans une trame mythologique considérée comme scientifique plutôt que comme imaginaire.
C’est un peu la même approche que celle que j’avais décrite dans « La chasseuse de trolls » de Stephan Spjut.
Alors Ghostbusters soviétique, pourquoi pas, il y a de çà. Mais alors franchement soviétique, et ça change tout. L’ambiance quant à elle est nettement plus proche des premiers épisodes d’X-files.
« Il ne peut jamais rien arriver aux héros d’une histoire. Seuls les personnages de second plan sont menacés. »
Ensuite, le côté « hilarant et déjanté » me semble exagéré. Je me suis beaucoup amusé à la lecture de ce livre, mais pas jusqu’à me trouver « hilare » devant les pages du récit… Quant au terme « déjanté« , je le trouve inapproprié. Au contraire, le récit est parfaitement cohérent, et ne donne pas ce sentiment de sortir du cadre (ou de la jante…).
En réalité, Maria Galina réussit avec L’organisation à créer une histoire peuplée d’individus à la fois loufoques et très humains. Un récit fantastique qui s’appuie sur une littérature bien réelle. Des situations improbables mais qui restent parfaitement crédibles. On y apprend qui est Yum Kaax, les Nafani, les dibbouks, les sagan-burkhan, le boussiè, l’eau Éléna, la bossorka et surtout, surtout… le wendigo!
Mine de connaissance sur la mythologie Russo-soviétique, le livre est également truffé de références à la culture Russe, qu’il s’agisse de littérature, de séries télévisées, de chants traditionnels ou de l’histoire de ce pays. Encore une fois, le travail de la traductrice Raphaëlle Pache mérite d’être souligné car la culture Russe, pour passionnante qu’elle soit, n’en est pas moins très inconnue du grand public « occidental ».
« Il n’est pas de forteresse imprenable pour les bolcheviks »
(Citation de Staline, note du traducteur)
Lisez donc L’organisation, (enfin faites ce que vous voulez, mais je vous en conseille vraiment la lecture !) une cryptofiction ou le wendigo des forêt d’Amérique du Nord vient se perdre dans une obscure ville portuaire soviétique, en pleine guerre froide. Maria Galina nous gratifie dans ce livre de quelques envolées lyriques qui méritent à elles seules la lecture. Vous serez plongés dans les affaires non-classées Carpato-sibériennes, en y accompagnant des personnages aussi attachants que farfelus, dans un univers aussi austère que terrifiant.
« Quand les popes étaient là, personne ne venait chez nous depuis le cosmos. Alors que maintenant, c’est à la portée de la première créature venue. »
Faites-moi part de vos avis en commentaire, si le coeur vous en dit.
Auteur : Maria Galina
Editeur : 10/18
Format : 10,9×17,8
ISBN : 978-2264071729
360 pages
Année : 2017
Pays : Russie
Titre original : SES-2 (2009)
Traduction : Raphaëlle Pache
Chroniqueur : Julien Amic
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