Demain les chiens est un classique de la science fiction écrit par Clifford D. Simak et publié en 1952, une utopie présentée ici dans sa version (très) complète.
Il s’agit d’un récit constitué d’une succession de nouvelles dont la chronologie évoque l’évolution de l’Homme en tant qu’espèce, et au-delà de ceci l’évolution de la Terre en tant que support de la vie intelligente. Récit bien plus complexe qu’il n’y paraît, il constitue l’oeuvre majeure de son auteur, une référence absolue de la littérature de science fiction.
Lisons donc ces récits de jadis qui relatent le passé des mythiques « Websters », et que les chiens se plaisent à raconter à leurs chiots le soir au coin du feu…
➡️ « Demain les chiens« – Clifford D. Simak – 8,00€
Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic…
Un extrait de « Demain les chiens » …
« Pépé Stevens, installé dans une chaise de jardin, regardait la tondeuse à l’oeuvre tout en éprouvant la douce tiédeur du soleil dans ses vieux os. La machine atteignit le bord de la pelouse, caqueta telle une poule satisfaite, effectua un demi-tour au cordeau et attaqua un nouvel andain. […] « Un de ces jours, ce sacré engin va se louper et nous faire une dépression nerveuse. » «
Teaser, donner envie de lire « Demain les chiens »
Un teaser pour vous donner envie…
(Si vous souhaitez en savoir le moins possible sur le livre, lisez seulement cette partie)
Il y a bien longtemps, une autre race intelligente peuplait la terre et y avait mis en place une civilisation dont la finalité semble à présent incompréhensible : les Websters. Du point de vue des chiens, les « Websters » sont des êtres mythiques, sortes de divinités du temps jadis dont on perpétue la légende le soir au coin du feu. Quelques érudits tentent de percer le mystère de leur existence à travers les quelques récits qui ont traversé le temps et qui semblent disparates autant qu’absurdes.
Ces « Websters« , dont le véritable nom est « Humains« , ou « Hommes » auraient été les créateurs des chiens, puis leur civilisation décadente aurait disparu, laissant toute latitude aux chiens pour en créer une nouvelle, plus pérenne et plus harmonieuse.
C’est à l’aune de ces 8 contes que l’on peut découvrir comment les Websters ont décliné, comment les chiens ont appris a parler et à lire, comment les robots ont veillé sur le monde, comment les mystérieux mutants ont influencé le cours de l’histoire et, à la fin des fins, ce que les chiens ont découvert que les hommes n’avaient même pas entraperçu.
« Car un Dieu ne peut pas se tromper. »
➡️ « Demain les chiens« – Clifford D. Simak – 8,00€
(La suite, sans révéler l’intrigue ni le dénouement, dévoile certaines parties du récit. Pour lire seulement l’analyse vous pouvez vous rendre directement ici )
Des chiens, des robots, des mutants et… des fourmis !
L’histoire en profondeur, mais sans tout dévoiler
Tout commence avec le déclin de la Ville. L’évolution des moyens de transport toujours plus rapide et la dévaluation des terres permet à tous de quitter ces villes pour rejoindre la campagne. On a plus besoin de villes pour se regrouper, se sécuriser, plus besoin de proximité puisque les transports sont si simples, plus vraiment besoin de bureaux pour travailler et le cas échéant on n’y habite pas. On n’a plus besoin de villes, c’est tout.
Seuls quelques anciens demeurent, comme Pépé Stevens, mais ils font figure de fossiles, car la ville moribonde n’en a plus pour longtemps. John J. Webster l’a bien compris et tente de l’expliquer aux derniers « politicards » qui la dirigent telle une coquille vide.
« Pour l’Amour de Dieu, laissez-la mourir, cette ville. Et réjouissez-vous de sa mort. C’est le meilleur tournant qu’ait jamais pris l’histoire humaine. »
Il est le premier de la lignée des Webster à laisser une trace dans l’histoire. Habitant une ancienne demeure au sommet d’une colline, de génération en génération, et dans laquelle un robot nommé Jenkins traverse les siècles et les millénaires au service de la famille, les Webster vont influencer la destinée humaine jusqu’à sa quasi-disparition de la surface de la Terre.
Avec la disparition de la ville et de la « vie sociale » qui l’accompagnait nait un mal sournois qui s’immisce peu à peu dans l’espèce humaine : l’agoraphobie. Mais certains hommes choisissent la voie de l’espace et quittent la Terre. Cette bonne vieille Terre sur laquelle on recense difficilement ceux qui sont devenus des solitaires éparpillés, presqu’égarés à travers la campagne.
C’est à ce moment là que Thomas Webster permet pour la première fois aux chiens d’acquérir la parole, et notamment au dénommé Nathanaël. Puis la capacité de lire. Les robots effectueront le travail manuel…
En parallèle, un mutation se répand dans l’espèce humaine et confère à ses porteurs quelque chose de nouveau : une absence de besoin de reconnaissance. Cela modifie non seulement leur comportement à l’égard de la société humaine, ou plutôt de ce qu’il en reste, regroupée à Genève, mais cela semble aussi leur conférer une forme d’intelligence supérieure.
Les humains quittent la Terre, les mutants perçoivent une nouvelle réalité, accèdent à une philosophie qui modifie en profondeur leur nouvelle espèce, les chiens apprennent le langage parlé, les robots veillent sur eux, et Jenkins est, parmi ces derniers, celui qui suivra cette évolution du monde durant plusieurs millénaires.
Ceci bien sûr sans oublier que, par jeu, un mutant prénommé Joe donne un jour un petit coup de pouce à une civilisation balbutiante… les fourmis !
Certains hommes choisissent donc de rester sur Terre, d’autres suivent la voie des étoiles, les mutants se cachent dans leur forteresse et les chiens établissent alors une civilisation animale non-violente en compagnie des robots. Puis les fourmis vont évoluer de leur côté et bouleverser les plans des chiens…
Les horlas détiennent la clé des autres mondes, ceux que perçoivent confusément les chiens, et ceux-là même que, peut-être, les mutants perçoivent aussi. Jupiter deviendra peut-être un paradis pour la race humaine autant qu’une tombe dont on ne revient jamais et les musaraignes courront entre les herbes…
« Je t’ai toujours parlé, sauf que tu n’entendais pas. J’essayais de te dire des choses, mais tu n’y comprenais rien. »
Utopia Soricidae…
« Demain les chiens » décortiqué
« Mieux vaut perdre un monde que revenir au meurtre »
Résumer l’histoire racontée par « Demain les chiens » est une gageure. Lorsque Clifford Simak écrit le premier texte intitulé « La Ville« , nous sommes en 1944, dans un monde où l’optimisme cède la place à la peur puis, bientôt, à la sidération générée par la guerre atomique. Dans cette édition-ci on trouve un avant-propos de l’auteur datant de 1976 et dans lequel il explique qu’il a écrit ce livre par désillusion. Et en effet, c’est sans doute le mot qui résume le mieux cette oeuvre une fois que l’on referme la dernière page du dernier texte. En fait la dernière page de chacun des 8 textes… C’est selon moi la définition même d’une Utopie : un idéal que l’on s’efforce d’atteindre mais qui se révèle inatteignable. Un doux rêve qui ne peut s’achever que par un réveil brutal et tragique.
J’ose dire que « Demain les chiens » et LA référence dans le domaine de la science fiction utopiste.
« L’homme a cessé de lutter. Il a choisi la jouissance. La réussite est devenue un facteur inconséquent et la vie un paradis insensé. »
Clifford Simak part d’une analyse de la société humaine, une analyse de ses fondements que l’on retrouve dans le troisième texte « Le recensement« :
« C’était la pression sociale qui avait assuré la cohérence de la race pendant des millénaires […]
L’être humain nécessitait l’approbation de ses semblables au sein d’un compagnonnage. Il éprouvait le besoin presque physiologique de voir validés ses pensées et ses actes. Cette adhésion, qui l’empêchait de prendre des tangentes asociales, garantissait la sécurité et la solidarité ; elle assurait le fonctionnement harmonieux de la famille humaine. […]
Tout ça entrainait des conséquences épouvantables, bien sûr : l’instinct de la foule, la persécution raciale, les atrocités au nom du patriotisme ou de la religion. Mais, dans le même temps, cet instinct assurait la stabilité de la race ; depuis le commencement, il rendait possible l’existence d’une société humaine. »
Lorsque le concept de ville devient obsolète, la pression sociale disparait, entrainant l’apparition d’une pathologie mentale : l’agoraphobie (second texte « La tanière« ). Quelle direction peut alors prendre l’espèce humaine ? Celle des étoiles, pour y chercher un idéal extra-terrestre. Celle de la mutation génétique lui conférant l’absence de besoin « social » (« Le recensement« ) aussi. Enfin celle de l’abandon, choisissant non la mort mais la vie « en sommeil » éternel et le rêve infini (« Les passe-temps« ). Une quatrième voie enfin, étudiée dans le texte « Désertion« , nouvelle qui peut tout à fait se lire séparément des autres et qui constitue à elle seule un joyau de la littéraire de science fiction : celle qui permet aux humains de devenir autre chose, dans un autre corps, et qui leur fait virtuellement basculer dans un autre univers de sensations, une sorte de Paradis comparé à l’existence humaine normale (« Le paradis« , suite de « Désertion« ). Mais ceci se fait au prix de la survie de l’humain en tant qu’espèce, puisqu’il adopte alors le corps d’une créature autre, capable de vivre là-bas, dans l’atmosphère de Jupiter…
« je ne peux pas y retourner, dit Sultan.
– Moi non plus, dit Fowler.
– Ils me rechangeraient en chien.
– Et moi en homme. »
Alors Clifford Simak, face à cette civilisation humaine désenchantée, choisi de créer une société utopique. Une société utopique humaine d’abord, ou le crime a disparu. Réponse de l’auteur aux horreurs de la guerre. Mais celle-ci mène aux conclusions vues dans le paragraphe précédent…
Et puisque l’homme s’avère incapable de créer, selon Simak, une société parfaite, c’est aux chiens qu’il offre la possibilité d’un élan nouveau, sur cette Terre abandonnée par les « Websters ».
« – Écoute bien : peut-être que les hommes ne resteront pas toujours comme aujourd’hui. Qu’ils changeront. Alors, vous devrez reprendre le flambeau et mener le rêve à son terme. Vous devrez agir comme si vous étiez humains.
– Nous, les chiens, on fera ça, lui promit Nathanaël. »
Les hommes disparaissant et la civilisation canine progressant, la mémoire collective des chiens conserve le souvenir des anciens humains à travers une poignée de textes dont les héros humains sont toujours des membres de la famille Webster. Devenus êtres légendaires, les humains prennent logiquement le nom commun de « Websters ».
« Tous les soirs, avant d’aller se coucher, ils discutent des hommes. Ils s’assoient en cercle et l’un des plus âgés raconte un des récits qu’ils se transmettent de génération en génération. Puis ils restent là à s’émerveiller. À espérer. »
C’est ici que je dois vous parler de Jenkins. Jenkins est un robot humanoïde, il est la clé du récit, dès le deuxième texte, car il est celui qui traverse les âges et voit l’évolution des différentes sociétés. Si le destin de l’humanité est placé entre les mains des Websters, lorsque celle-ci disparait plus ou moins (mutée, transférée dans un autre corps, en sommeil éternel…) c’est à Jenkins que revient la charge de veiller sur la société des chiens. Cette importance capitale attribuée à un robot n’est pas sans rappeler l’oeuvre d’Isaac Asimov. De même, on devine chez Simak les prémices de ce qu’Asimov nommera la psycho-histoire avec une évolution psychosociale de la société humaine (cf. plus haut). On a également un tentative de colonisation de l’espace et, pour couronner le tout, une échelle de temps de plusieurs millénaires… La préface de Robert Silverberg (voir la chronique « Les déportés du Cambrien« ) datant de 1996 et incluse dans cette édition parle d’ailleurs de cette influence du travail de Simak sur celui d’Asimov… et de beaucoup d’autres !
Clifford Simak a écrit le dernier texte de ce qui sera plus tard réuni dans le recueil « Demain les chiens » en 1947 (« Ésope« ). Or Isaac Asimov a écrit Fondation, le premier texte du célèbre cycle, en 1951. Le premier texte « robotique » de Asimov (« I, Robot ») datant lui de 1950.
De là à dire que Clifford Simak a été un inspirateur fondamental de l’oeuvre d’IsaacAsimov… Il n’y a qu’un pas !
Ce n’est pas le seul parallèle que l’on peut faire d’ailleurs puisque la dernier texte (en tous cas le dernier texte « initial », j’y reviens plus loin), « Ésope » (écrit en 1947) exprime la tendance naturelle de l’humain à devenir ce qu’il est, d’où l’échec de l’ Utopie d’une civilisation parfaite, sans guerre ni violence (rappelons ici le contexte post-deuxième guerre mondiale dans lequel a été écrit le livre).
« […] un homme finira toujours par réinventer l’arc et la flèche. »
« Qu’est-ce que c’est, un arc et une flèche ?
Le début de la fin »
C’est très exactement ce que l’on peut lire dans les dernières pages de « Ravage » de René Barjavel (écrit en 1943), que je ne saurai trop recommander à tous les lecteurs de ce blog…
Et puisqu’on en est aux parallèles littéraires, venons-en aux deux autres espèces sous-estimées et peu évoquées lorsque l’on parle de « Demain les chiens« , à commencer par les fourmis ! Car « Le recensement » évoque une civilisation de fourmis, d’abord limitée à ce que l’on connait aujourd’hui mais qui, grâce au coup de pouce d’un « mutant » prénommé Joe, connait un essor qui aboutira à une suprématie formique assez étonnante (mais je laisse un peu de suspense…). Je serais curieux de savoir si Bernard Werber fut influencé par Clifford Simak lorsqu’il publia en 1991 « Les Fourmis« …
Joe est donc un humain mutant. Lui et d’autres, puisque la mutation se répand, développent des capacités mentales exceptionnelles, tant et si bien qu’on ne peut plus vraiment les considérer comme des humains. Dans les années 40, Clifford Simak aborde donc le thème du post-humanisme, ou la modification des capacités cognitives entraîne la possibilité d’accéder à de parallèles univers. Ce thème du multivers lié aux capacités mentales rappelle la nouvelle « Tout smouales étaient les Borogoves » de Lewis Padgett (1943). Dans « Désertion« , on est même pratiquement dans une forme de transhumanisme. Quel précurseur ce Clifford !
Quant à l’Utopie, elle fait pschitt avec les humains, et est déposée sur les épaules des chiens.
« Les chiens oeuvraient à créer une fraternité des bêtes que l’homme chassait jadis, tendaient l’oreille afin de guetter les horlas et sondaient les tréfonds du temps pour découvrir que celui-ci n’existait pas. »
Je ne peux pas non plus ne pas évoquer les horlas, créatures invisibles venues de mondes parallèles, et qui donnent à Jenkins la clé des mondes horlas, ceux-là même qui permettront de conclure les diverses histoires et de finalement laisser chaque civilisation vivre sa propre histoire. Présents par petites touches au fil des récits, leur importance est finalement capitale.
« Les horlas t’auront si tu n’y prends pas garde.«
Les civilisations animales ne sont pas uniquement canines dans « Demain les chiens« . Tous les animaux font partie de cette civilisation nouvellement non-violente, et d’où le meurtre est banni. Enfin sauf les vers et les insectes qui sont mangés par les musaraignes. Enfin les insectes mais pas les fourmis, qui de toutes façons évoluent de leur côté sans que personne n’y comprenne rien. Bon il demeure des zones floues dans cette oeuvre c’est sûr, voire complètement absurdes, comme par exemple l’évocation d’une transmission génétique des caractères acquis (!!!) lorsque la parole est donnée aux chiens par voie chirurgicale. La théorie Lamarckienne de l’évolution évoquée ici date pourtant de 1809 et Darwin a publié la sienne en 1859. Il est vrai que jusque dans les années 1930-40, la théorie darwinienne n’était pas encore unanimement reconnue (en vérité, elle ne l’est toujours pas pour tout le monde, mais au moins la théorie de Lamarck a t-elle été totalement réfutée). Mais au final, ces « imperfections » du récit sont vraiment à la marge et négligeables.
Pour ce qui est de l’humanité à proprement parler, il est amusant de voir que, au final, la dernière trace d’humanité du récit est un robot : Jenkins. Cela résume à mon sens la foi que place Clifford Simak en l’être humain dans cette oeuvre…
« Les hommes ne méritaient pas d’être adorés et divinisés. Je les aimais, moi aussi, bien sûr. Je les aime encore, d’ailleurs. Non parce qu’ils étaient des hommes, mais parce que je garde en mémoire certains d’entre eux dans cette masse de gens. »
« Demain les chiens » est une oeuvre majeure de la science fiction, et Clifford D. Simak est sans doute le plus grand maître de l’Utopie en tant que genre littéraire. Cet ensemble de nouvelles écrites dans les années 40 puis complété par deux fois en 1951 puis en 1971 porte un regard désabusé sur une humanité qui rêve de jours meilleurs mais qui semble incapable de réaliser ce dessein. Cet ensemble de textes empreint de nostalgie, de mélancolie et d’un pessimisme certain comporte néanmoins de très belles idées et se trouve être incroyablement visionnaire, non seulement dans son analyse de la société (l’abandon des villes pour la campagne et d’un certaine actualité « Covidienne »…) mais aussi dans les thèmes abordés (post-humanisme, transhumanisme, robotique, multivers, civilisations animales, etc…).
Je terminerai en disant que « l’épilogue« , sil exprime une éprouvante désillusion, laisse une note positive étonnante : celle de la non-civilisation des musaraignes, tout simplement heureuses de courir entre les herbes.
« Demain les chiens » est une oeuvre capitale dans l’histoire de la littérature de science fiction. Il serait inconcevable de ne pas lire cet ensemble de texte, ce cycle SF qui n’a pas grand chose a envier au cycle de Fondation, et notamment la nouvelle « Désertion« , qui est à mon sens l’un des plus grand récits SF tous styles et sous-genres confondus. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.
« À JENKINS DE LA PART DES CHIENS »
Faites-moi part de vos avis en commentaire, si le coeur vous en dit.
Auteur : Clifford Donald Simak
Editeur : J’ai lu
Format : 11×18
ISBN : 978-2290070628
352 pages
Parution : 2015 (dernière édition française)
Pays : États-Unis
Titre original : City (1952)
Traduction : Pierre-Paul Durastanti
Chroniqueur : Julien Amic
Mon édition personnelle (photo) : éditions J’ai lu, 2015
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