Kallocaïne, une dystopie de Karin Boye, 1940
Kallocaïne, une dystopie de Karin Boye, 1940
Kallocaïne, une dystopie de Karin Boye, 1940

Un extrait pour commencer…

« Ce qui est organique n’a nul besoin d’organisation. Vous bâtissez de l’extérieur, nous le faisons de l’intérieur. Vous vous utilisez comme des pierres de construction et vous vous effondrez, dehors comme dedans. Nous croissons de l’intérieur, comme les arbres, et entre nous s’établissent des ponts qui ne doivent rien aux matières mortes ni aux forces mortifères. De nous jaillit la vie. En vous n’entre que ce qui est mort. »

L’Etat Mondial et la communauté

 

Au sein de l’Etat Mondial, chacun oeuvre pour le bien de tous. Pour le bien de l’Etat. La guerre contre l’Etat voisin est latente, on le sent, et tous les « camarades-soldats » occupent leur temps entre leur emploi et leurs obligations militaires quotidiennes.
Dans la Ville de Chimie n°4, l’un d’entre eux, un chimiste du nom de Léo Kall, a mis au point une substance qui sera l’arme absolue contre toute tentative de sédition. Il lui donne le nom de Kallocaïne.

Les villes sont souterraines, camouflées aux yeux de l’aviation ennemie, et il faut un permis pour sortir à l’extérieur sous l’oeil des gardes militaires en faction.

La plus grande crainte du Ministère de la Police est le crime de haute trahison envers la communauté. Car ici l’individu appartient à l’Etat. Toute forme de pensée individualiste est punie, et chacune des paroles que l’on prononce est surveillée par chaque camarade-soldat qui l’entend. Dénoncer son voisin, son ami, son mari, son chef est un devoir. Ne pas dénoncer serait trahir l’Etat.

« Celui qui échoue à inspirer la peur ne peut s’attendre à ce qu’on lui obéisse, bien évidemment, puisque l’obéissance naît de la reconnaissance de la force, de la supériorité, de la puissance – car là ou il y a force, supériorité et puissance, il y a danger. »

Au sein même des couples, l’oeil de la police est présent. L’intimité n’existe pas, là ou une assistante domestique assiste aux repas de famille et surveille vos paroles, là où caméra et micro épient vos nuits et vos ébats amoureux, pour le bien de tous. Les enfants qui naissent ici appartiennent eux aussi à l’Etat, bien que celui délègue l’éducation aux parents jusqu’à ce qu’ils soient en âge d’intégrer les camps de jeunesse.

C’est dans ce contexte qu’évolue Léo Kall. Tout en lui est voué à la communauté. Son invention permettra de surveiller le dernier recoin d’intimité des camarades-soldats. Le dernier repère ou peut encore se tapir le germe de la dissidence : l’esprit. La pensée intime, celle que l’on ne dévoile pas, la pensée subconsciente que l’on refuse soi-même de reconnaître.

« Aucun camarade-soldat, au-delà de quarante ans, ne peut se targuer d’une conscience irréprochable. »

Tel est le postulat d’Edo Rissen, le chef de Léo. Ce Rissen dont les attitudes, les postures, les mots et les insinuations tendent dangereusement vers la pensée traître. Ce même Rissen qui semble avoir une certaine emprise sur Linda, la femme de Léo. Un rival potentiel en plus d’être un traître potentiel ? Cela expliquerait l’éloignement grandissant, le fossé qui se creuse au sein du couple de Léo.

Il faut tester la Kallocaïne et pour cela il faut des volontaires. Aucun problème, puisque le métier de cobaye représente un très grand sacrifice personnel, au profit de la communauté, et mérite à ce titre honneur et respect. Et quand bien même on manquerait de bras dans lesquels injecter le produit, le Ministère de la Propagande saura trouver les mots pour recruter…

Alors on teste.

Rissen et Léo Kall injectent la Kallocaïne, et voilà que se dévoilent les pensées profondes des camarades-soldats. Des pensées auxquelles personne ne s’attend, pas même les cobayes eux-mêmes.

Léo fait ainsi l’expérience du pouvoir. Il découvre également autre chose qu’il a du mal à identifier, une chose qu’il ne pourra pas comprendre seul mais cela viendra, cela sortira d’autres bouches que la sienne. Cela méritera d’être raconté, car c’est bien lui le narrateur, c’est lui qui écrit ce livre, ses mémoires.

 

Une dystopie essentielle

 

Kallocaïne fût écrit en 1940, entre « Le Meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley (1932) et « 1984 » de George Orwell (1949). Il s’agit d’une dystopie parmi les plus sombres : la communauté est absolue, le ministère de la propagande forge et force les esprits, le ministère de la Police impose une société de surveillance extrême (l’intimité des couples est limitée à quelques heures par semaine…) et toute tentative de dissidence est réprimée et neutralisée par la force.

La guerre n’est pas directement présente dans l’histoire, mais sa menace pèse en permanence sur le récit. Les obligations militaires sont quotidiennes pour tous.

Les seules administrations évoquées sont les deux ministères de la Police et de la Propagande, ce qui fait évidement de cette société un régime totalitaire poussé à son paroxysme. La culture de la dénonciation impose un climat de suspicion générale générant un sentiment de fierté d’accomplir son devoir davantage qu’une incontôlable peur paranoïaque. Il semble que la population tout entière adhère pleinement à cette conception, et on ne signale pas de mouvement de révolte ou de tentative de sédition d’aucune sorte.

« Nul n’est insoupçonnable, votre plus proche relation peut être un traître! »

Cette annonce placardée sur les murs ne génère aucune oppression, bien au contraire elle semble attiser le sentiment « patriotique » du peuple.

C’est d’ailleurs ceci qui fait en grande partie la qualité de cette dystopie : en effet le plus difficile dans un roman de science fiction, ce n’est pas d’imaginer un monde différent, mais plutôt d’imaginer comment se comporte l’esprit des hommes et des femmes au sein de ce monde là.

Karin Boye, auteure Suédoise tourmentée (elle se suicidera quelques mois après la parution de cet ultime ouvrage), déçue et profondément marquée par ses quelques séjours dans l’Union Soviétique et l’Allemagne Nazie, décrit parfaitement cet embrigadement réussi des esprit soumis des camarades-soldats de cet « Etat Mondial ».

Qui d’ailleurs peuple l’Etat Voisin ? Sont-ils seulement humains ? Et quant à ce terme « d’être humain », n’est-il pas empreint d’un mysticisme dangereux pour la communauté ?

Toutes ces questions sont posées alors que le narrateur, Léo Kall lui-même (la première phrase du livre nous indique qu’il est le conteur de ce livre de mémoires), est à l’affût des traitrises de tous, y compris son chef, y compris sa femme.

La kallocaïne, arme ultime de viol psychologique, obtient très vite un franc succès dans cet état de surveillance absolue, et tout le récit consiste à creuser les pensées des « camarades-soldats » dans cette société totalitaire ou la guerre se fait plus menaçante au fil des pages.

Des rêves de liberté subsisteraient-ils encore chez quelques rares citoyens ?
Il semble que la liberté ait une caractéristique intrinsèque résumée par cette phrase

« Je sais que ce que je suis subsistera quelque part. »

Lorsqu’on achève ce livre et que l’on commence à comprendre le sens de cette phrase, on a tout de même du mal à savoir précisement si le dénouement est totalement sombre ou s’il est un point lumineux qui grandit dans la nuit de l’oppression.

Kallocaïne est un livre majeur, une dystopie essentielle qu’il n’est pas envisageable de ne pas avoir dans sa bibliothèque (ah oui, voilà une injonction un brin totalitaire alors je corrige…) ou à tout le moins qu’il semble judicieux de faire figurer dans sa collection personnelle.
Description d’une société de surveillance ultime (qui m’a fait penser aux tours panoptiques de la « zone du dehors » d’Alain Damasio) dans laquelle seuls les tréfonds de l’âme peuvent encore dissimuler une once d’humanité, elle est aussi une tentative de description de l’essence même de la liberté.

De manière étonnante, aucune allusion n’est faite (ni même suggérée) aux régimes totalitaires occidentaux de l’époque ou ce récit fût rédigé (en août 1940). Le livre n’apparait pas comme un brûlot politiquement engagé, mais comme un véritable récit de science fiction. Bien entendu, les dystopies sont issues de l’analyse que fait l’auteur de la société dans laquelle il (elle) vit. Ce que l’on ressent en lisant ce livre, c’est la noirceur profonde que Karin Boye semble voir dans les sociétés totalitaires. Il semble que le salut « physique » des peuples du monde ne soit que purement utopique dans l’univers de « Kallocaïne » (et dont l’action se déroule dans un futur très proche).

Mais si les corps sont soumis, l’esprit ne peut-il demeurer libre malgré tout ?

Kallocaïne, Karin Boye, éditions Hélios
Kallocaïne, Karin Boye, éditions Hélios

Auteur : Karin Boye
Editeur : Les Moutons Electriques
Collection : Hélios
Format : 11×18
ISBN : 2361835215
336 pages
Année : 1940
Pays : Suède
Traduction : Léo Dhayer (2016)

Commander « Kallocaïne » de Karin Boye, 10,90€ (Amazon)

 

 

 

 

Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic

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5 pensées sur “Kallocaïne – Karin Boye”

    1. Grand merci pour ce compliment Ô Ours Danseur ! Formidable traduction soit dit-en passant. Ce doit être un challenge incroyable que de tenter de retranscrire de nos jours en « français moderne » les sentiments et émotions générés il y a près de 80 ans dans le langage septentrional de l’auteur(e)…

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