Le soulèvement des pigeons est une nouvelle dystopique de l’auteur américain Jesse Miller. Publié en 1972, ce récit aussi essentiel que méconnu bénéficie d’une première traduction française aux éditions du Passager Clandestin dans la collection dyschroniques, agrémentée de la traditionnelle postface caractéristique de ladite collection.
La révolte gronde à Pigeon City…
🗣️« Le soulèvement des pigeons » – Le Passager Clandestin – 13€
Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic…
Un extrait de « Le soulèvement des pigeons » …
« La mention d’un châtiment plus lourd fit courir un frisson dans l’assistance silencieuse. Un châtiment plus lourd, cela faisait référence aux enregistrement de l’éduvision qu’on leur avait montrés après les émeutes de Bedford Stuy. Nul ne pouvait oublier les images de ces gens drogués et gazés, qu’on rassemblait et qu’on poussait dans les fourgons. Une extraction massive. Tous ces gens ne retourneraient jamais à leurs hobbies, à leurs familles à leur communauté. Et une voix de Blanc récitant en off, sur les images hoprribles de la scène : « Tel est le destin des insatiables, des fauteurs de troubles, des ignorants… »
☆Teaser : « le soulèvement des pigeons »
Un teaser pour vous donner envie…
Là-haut sur les toits, Curtiss n’a pas grand chose d’autre à faire que de s’occuper des pigeons pour lesquels il a construit de ses mains un abri nocturne. C’est son hobby, et c’est à lui qu’on doit ce nom de Pigeon City qui a été donné à la ville. D’ailleurs, tout le monde ici a un hobby, c’est fortement encouragé, car dans Harlem, personne n’a besoin de travailler.
La ville entièrement automatisée est parcourue de mécabalais qui nettoient les rues automatiquement, de camions-cantine qui distribuent de la nourriture personnalisée, et le logement est gratuit. Nul besoin de travailler alors… il faut une occupation.
« Tous les besoins étaient satisfaits. Tout le monde était nourri et vêtu, les logements étaient décents. L’apathie avait gagné les gens. »
Ici on est libre de faire ce que l’on veut, tout est possible, et on peut tout avoir. Il suffit de le demander à l’ordinateur. La seule chose interdite, c’est de se révolter contre le système. Mais quel système ? Qu’y a-t-il au dehors ? Qui est le système ? Ceux qui se sont révoltés ont été extraits, et on ne les a jamais revus. Alors pourquoi se révolter ?
Il y a pourtant là un homme, un certain Allen, qui aurait bien envie de fomenter une émeute, et d’entrainer avec lui quelques dizaines de compères. C’est qu’il a tout prévu, ou presque, pour embrigader malgré elle cette population noire dominée par les Blancs. Quitte à les manipuler un peu, même son ami Curtiss et Franklyn dont la fille a été extraite il y a longtemps et même cette vieille Face-de-raisin-sec … quitte à n’en faire qu’à sa tête. Ce soir, c’est le Grand Soir !
« Ce soir, nous allons tous nous battre. »
☆La révolte, et après ?
Chronique analytique…
« on agit comme si la seule solution c’était de rester dans le rang pour ne pas s’attirer d’ennuis. »
Une utopie peut-elle être totalitaire ? C’est la question qui vient à l’esprit du lecteur qui parcourt les premières pages de ce livre et s’immerge dans une étonnante ville-prison pseudo-bienveillante.
Dans ce roman , qui est en réalité une nouvelle d’une petite centaine de pages, Jesse Miller développe une densité réflexive surprenante. Son récit impose d’emblée une atmosphère ségrégationiste, dominée par le racisme et le suprémacisme si représentatifs d’une certaine amérique blanche du siècle passé. Ce serait cependant commettre une erreur que de restreindre à cette seule question un texte qui se révèle avoir bien plus d’ampleur qu’il n’y paraît a priori.
En 2066 donc, Harlem est un ghetto, un camp, une réserve pour une population noire rendue apathique par un système pseudo-carcéral tout enrobé de bonnes intentions synthétiques. Les habitants n’ont ici aucun contact avec le monde extérieur, sauf par l’entremise de programmes d’éduvision, une sorte de propagande télévisée. Ils sont nourris, logés et exemptés de travail… des condamnés dans un pénitencier (presque) de luxe. Les logements sont à peine décents, la nourriture est à peine suffisante, mais on peut faire ce que l’on veut de son temps, entièrement libre.
Jesse Miller fait partie des rares auteurs de science-fiction noirs américains des années 60-70. Sa vie et sa courte carrière d’écrivain – l’excellente postface « synchronique » du livre nous éclaire sur le sujet – ont été profondément influencées par les émeutes raciales qui ont marqué l’actualité américaine à la fin des années soixante. Il imagine ici une « smart city » – comme le dit la 4eme de couverture – parcourue de machines automatisées, où toutes les demandes passent par un ordinateur central qui collecte ainsi une masse de données personnelles stockées « au cas où », pour des raison qui restent obscures. Le soulèvement des pigeons est une dystopie, figuration d’une société de surveillance et de contrôle, propagandiste, qui pratique la politique de la carotte et du bâton. Car si la carotte, c’est une vie « facile » avec nourriture, vêtement et logement fournis, loisirs à volonté, etc, le bâton peut à tout moment se matérialiser sous la forme de véhicules motorisés automatisés qui gazent et capturent les éventuels esprits dissidents ; leur extraction les retire définitivement de Pigeon City, et le mystère reste à jamais total quant à leur destin qu’on imagine funeste…
« Si les fourgons venaient pour une extraction, on se laisserait faire sans rien dire de peur d’un châtiment encore plus lourd. »
Pourquoi alors se révolter ? Quels motifs pourraient amener les habitants à se lever et contester d’une manière ou d’une autre le sort qui leur est imposé ? Pourquoi entrer en dissidence dans une société « confortable » ? C’est cette réflexion – qu’Alain Damasio évoquera plus tard dans La Zone du dehors – qui constitue le coeur du récit. Le thème sous-jacent étant comment contrôler une population en n’utilisant la violence qu’en dernier recours. Il est évident que c’est la peur du châtiment qui permet ce contrôle, et le confort offert est un leurre qui semble permettre aux habitants de « faire semblant de croire » qu’ils sont heureux, de se duper eux-mêmes pour être, en définitive, leurs propres geôliers. Ainsi, lorsque l’un d’eux profère un discours contestataire, il sait qu’il risque de se mettre à dos la population qu’il aimerait pourtant libérer.
« La violence populaire n’était pas rare et elle était presque toujours fatale pour ses victimes. »
Sommes-nous heureux par lâcheté ? La « zone de confort » est elle une farce ? L’aide sociale pourrait-elle devenir une manière de contraindre le peuple à se conformer aux règles, un opium furtif totalitaire maquillé en humanisme de pacotille ? La micro-société de Pigeon City apparaît comme une humanité éprise de liberté qui serait comme anesthésiée – apathique est le terme employé par l’auteur – par ce mode de domination aigre-douce. On peut lire en creux une envie d’en découdre, un désir de violence, un volonté insurrectionnelle qu’Allen tente de canaliser pour parvenir à ses fins : découvrir ce qui se cache dans le monde d’après l’extraction.
La société dystopique de Pigeon City est ainsi faite d’apparences et de faux-semblants, de supputations et de déductions biaisées. Elle évoque un ghetto fermé, un camp de concentration, un zoo peut-être… Une part exécrable d’un monde rêvé par une population blanche dominante ayant flanqué ses indésirables Afros loin des regards, dans des réserves urbaines…
Toute la force du texte de Jesse Miller réside cependant dans les dernières pages – que je ne peux vous dévoiler ici – où, fidèle à la tradition de l’écriture novelliste, le point de vue du lecteur se trouve tout chamboulé par d’inattendues révélations. Au bout du compte, qui domine réellement qui ? Qu’est-ce qui nous pousse à vouloir renverser le pouvoir ? Qu’est-ce qui fait de nous des soumis ou des révoltés ? Comment en vient-on à se croire en droit d’imposer au peuple sa volonté ? une société édenique, utopique, peut-elle être totalitaire ? Doit-elle l’être… ?
Jesse Miller imagine avec Le soulèvement des pigeons une société de domination racialisée, qui navigue entre paradis et enfer, où la résignation confortable le dispute à la contestation dissidente. C’est une profonde réflexion sur la volonté des peuples de contrôler leur destin, d’être libres et indépendants, de se lever pour combattre et renverser l’oppresseur. C’est aussi une incitation à se questionner sur ce qui fait de chacun de nous des meneurs, des suiveurs, des soumis ou des indignés, des dominants ou des dominés, des opprimés ou… des oppresseurs !
« Jamais, murmura-t-il. Jamais, je ne cautionnerai tout ça. »
Faites-moi part de vos avis en commentaire, si le coeur vous en dit.
Auteur : Jesse Miller
Editeur : Le Passager Clandestin
Collection : dyschroniques
Format : 13×20
ISBN : 978-2369351870
128 pages
Parution : 2023 (octobre)
Titre original : Pigeon City
Parution originale : 1972
Pays : États-Unis
Traduction : Dominique Bellec
Chroniqueur : Julien Amic
🗣️« Le soulèvement des pigeons » – Le Passager Clandestin – 13€
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Une chronique imprudente rédigée par Julien Amic…
l’utopie totalitaire…souvent…à contrario « ecotopia » de Callenbach , tiens vas-tu lire et parcourir » le dictionnaire utopique de Bellagamba ?
Je l’ai vu passer, mais il n’est pas encore dans ma pile !
C’est un peu ce qui est en train de se produire dans nos sociétés modernes occidentales : on nous jette des miettes et on doit obéir sans manifester son opposition en pensée et en actes ( encore moins en paroles puisque les médias d’opinions sont aux mains des élites, des puissants.